Chroniques de Philippe Curval

Richard Matheson : À sept pas de minuit

(Seven steps to midnight, 1993)

roman fantastique

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :
Glissements de réalité

« Au milieu de tout ce qui composait la réalité, il formait comme un îlot de démence imminente. » Tel est le sentiment de Chris Barton, héros d'À sept pas de minuit en proie aux turbulences littéraires de son créateur, Richard Matheson. Ce dernier roman se présente en effet comme une œuvre cultivée et paranoïde où l'écrivain, s'identifiant à son principal personnage, tente de manipuler le scénario du film d'épouvante où il s'est emprisonné afin d'en réchapper.

Si l'on se réfère aux multiples épisodes de la Quatrième dimension qu'il écrivit, à Duel où il collabora avec Spielberg, il est évident que Matheson s'incarne tout entier dans ces pages, avec ses obsessions et son génie singulier, ses inclinations. Passionné de SF et de Fantastique, amateur d'Hitchcock, touriste américain s'embarquant vers une Europe brossée par Hollywood, il nous concocte un thriller superbement troussé, prêt à tourner, un rien désenchanté. À chaque rebondissement de cette aventure infernale, on devine que Chris Barton, en proie à de dangereux glissements de réalité, peut sortir de la page et se retrouver à la place de Matheson en train de taper sur son clavier. Une histoire funambulesque de mathématicien génial en panne d'inspiration, à qui de nombreuses factions adverses offriront l'occasion de s'éclater, au propre et au figuré.

Pourtant, À Sept pas de minuit ne peut se résumer au brillant exercice de style d'un auteur frappé de nostalgie, car ce feu d'artifice contient trop de pétards mouillés. Derrière le simple récit de suspense, se révèle une puissante inquiétude : celle d'un homme vieillissant qui voit le monde lui échapper, ses repères disparaître, sa propre existence s'effilocher, son être s'effacer dans le souvenir des autres et qui tente de revenir à la vie par l'écriture. En raison de cette tension sous-jacente, ce roman bulle d'évasion traite d'une angoisse particulière : l'écrivain survit-il dans ses fictions ou ses fictions lui survivent-elles de manière autonome ?

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 331, avril 1995

José Moselli : la Fin d'Illa

roman de Science-Fiction, 1925

chronique par Philippe Curval, 1995

par ailleurs :

Le premier prix Goncourt fut attribué en 1903 à un roman de Science-Fiction, Force ennemie de John-Antoine Nau. Qui le saurait aujourd'hui si l'on ne venait de rééditer cet excellent roman chez Grama ?

De même, il s'en est fallu de peu que José Moselli ne laissât aucune trace dans les bibliothèques. Le travailleur acharné des éditions Offenstadt, qui publia près d'une centaine de romans à épisodes dans l'Intrépide, l'Épatant, le Petit illustré et le Cri-Cri, entre les deux guerres mondiales, faillit disparaître corps et biens dans le vieux papier recyclé. Par chance, il écrivit la Fin d'Illa que Fiction réédita en 1962, sous l'influence de connaisseurs comme Jacques Bergier et Francis Carsac. Aujourd'hui, ce texte reparaît en deux éditions différentes. Style incunable avec d'excellentes illustrations chez Grama ou entouré d'une dizaine de récits atlantidiens où l'on relève les noms d'Abraham Merritt, Jean Ray, Jules Verne en Omnibus.

Rair, dictateur d'Illa, vient d'imaginer un moyen de doubler la longévité de ses habitants, en prélevant chez des Humains le sang nécessaire à leur survie. Jusqu'ici, les effluves osmotiques destinés à les nourrir provenaient des porcs et des esclaves, d'anciens “nègres” réduits à l'état de singes. Xié, chef de guerre, qui acceptait ce privilège et soutenait ce régime, refuse de se repaître de ses ennemis. Sa révolte, qui ne puise à aucune idéologie, s'affirme comme le pur réflexe d'un homme conduit progressivement jusqu'au seuil de l'abjection par la société où il vit. Dès lors s'engage un combat impitoyable contre le factieux.

Grâce à son sens aigu de la dramaturgie, au rythme soutenu de l'action, à son style de feuilletoniste exercé, Moselli va développer cette histoire dense et tragique à la manière d'une fresque primitive. Il suggère habilement le décor grandiose et futuriste d'Illa, Métropolis souterraine où abondent les innovations technologiques, de la télévision à la bombe à neutron.

Prétendre, comme Jacques van Herp dans sa postface chez Grama, que ce roman sonna le glas provisoire de la Science-Fiction française, sous prétexte que le genre fut suspecté de pervertir la jeunesse par un tribunal d'Amiens, me paraît aberrant. En effet, Spitz, Renard et Barjavel ne se privèrent pas d'utiliser la SF pour écrire des voyages dans le temps et des anticipations sociologiques qui échauffèrent de jeunes cervelles.

L'important, c'est qu'en 1925, Moselli conçut ce roman prémonitoire d'un IIIe Reich en gestation, qui allait par bien des horreurs s'identifier aux traits de son imagination.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 331, avril 1995