Chroniques de Philippe Curval

John Varley : Champagne bleu

(Blue champagne, 1986)

nouvelles de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :
Maître est Varley

Déjeunant, l'autre jour, dans un restaurant indien, je dérivais au sein de mon euphorie postprandiale à propos de Champagne bleu dont je venais de lire la première nouvelle. Après les tandooris et les beignets d'oignons, le chutney, le serveur m'apporta en même temps que le café, rite sacramentel et inusité à New Delhi, le petit rectangle de chocolat noir qu'on sert désormais dans le moindre bistro parisien. Décalé ! Dans le choc symbolique des deux cultures qui s'affrontaient, je découvrais une métaphore de l'art de Varley.

N'hésitez donc pas à vous précipiter sur son dernier recueil, qui est à la SF ce que le potchlevech est à la cuisine bourgeoise. Ne craignez pas de relire deux des textes qui le composent, déjà parus dans la défunte et respectée collection "Étoile double" ; ils ne vous en paraîtront que plus étincelants et les trois autres qui servent d'appoint au recueil l'enrichissent d'au moins deux chefs-d'œuvre.

Ce mois-ci, Champagne bleu offrira du piment à vos neurones fatigués par la lecture de la presse hexagonale où le présent semble si étriqué par absence de regard spéculatif. Par son ambition manifeste de plaquer l'un sur l'autre des éléments empruntés à des réels différents afin de donner plus de profondeur à sa vision littéraire, John Varley est le “Monsieur Plus” de la Science-Fiction contemporaine. Car les ferments de la modernité qu'il dépose dans notre imaginaire développent bientôt leur pouvoir incendiaire au point de tout illuminer.

Ainsi, "Frappez : Entrée ", que Jean Bonnefoy a traduit avec une précision et une qualité qu'on aimerait lui voir généraliser, comporte des termes vieillis. En matière de précipitation, l'informatique tient le haut du pavé pour l'évolution de sa technologie et, surtout, de son vocabulaire. L'important n'est pas qu'en cinq ans nous soyons passés de 8 à 32 bits en matière de micro, mais qu'une menace insidieuse pèse sur nos libertés, dès que nous osons nous interconnecter au réseau. Qu'une histoire d'amour serve de parabole à cette fable sur les ordinateurs évolués lui confère une volupté masochiste qui ne laisse pas aux sanglots le temps de s'exprimer. « Attention, risque dur ! » annonce Varley : si vous n'y prenez garde, vos sentiments intimes risquent de ne pas résister à la pression des kilo-octets.

Cette littérature pensée avec la rigueur d'un travail archéologique révèle une structure si complexe qu'elle impose à l'esprit la nécessité de raisonner à partir des fouilles, des relevés, des notes accumulés sur le papier, mélange subtilement dosé d'invention, d'érudition, d'illusion, de perception psychologique et de conditionnement logique qui entraîne l'apparition de phénomènes cutanés. Varley gratte où les progrès de la civilisation nous démangent.

"Le Texte non traité", qui sert d'introduction au volume, ridiculise à jamais les principes de l'écologie appliqués à l'écriture.

"Champagne bleu", novella qui donne son titre au recueil, réalise la performance de nous faire percevoir un milieu radicalement différent du nôtre. Une bulle d'eau ludique en plein espace où viennent s'émerveiller pékins et célébrités. On s'y croirait, aussi virtuellement que Cooper, maître-nageur en ces lieux, tant Varley sait solliciter littérairement nos cinq sens. Au point de se faire arnaquer somptueusement, avec le héros, par la reine trafiquée du show-biz, en mal de coups fourrés audiovisuels et sensoriels.

Mais je n'aurai encore rien dit du recueil tant que je n'aurai pas parlé de "Tango Charlie et Foxtrot Roméo", qui sert de point d'orgue au dépaysement. Suspendue dans le ciel de la Lune, une sonde policière, rêveuse et poète, découvre un chiot mort-né en dérive, et une rose. D'après l'enquête, ceux-ci proviennent d'un satellite artificiel dont les passagers périrent d'une peste galactique redoutable pour le genre humain. Or Charlie, la petite fille de quarante ans, Tik-Tok et sa meute, semblent s'y perpétuer en toute sérénité… Ce résumé marque les limites de la critique ; car l'essentiel du récit se situe hors champ de l'anecdote, à travers ce qui lie des êtres échappés de notre futur asile d'aliénés galactique, dans le non-dit des révoltes avortées, des couleuvres avalées. L'impuissance de l'être humain à conquérir l'éternité malgré les progrès biologiques annoncés ne fait qu'exacerber son désir d'immortalité.

Ici, Faust vaincu plaide coupable et Varley joue à plaisir les avocats véreux avec un talent oratoire qui laisse Satan au vestiaire.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 298, avril 1992