Chroniques de Philippe Curval

Iain M. Banks : l'Usage des armes

(Use of weapons, 1990)

roman de Science-Fiction dans l'univers de la Culture

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :
Obscur et pénétrant

Stephen Spriel, de son vrai nom Michel Pilotin, l'un des pères initiateurs de la Science-Fiction en France, à qui l'on doit, entre autres, les premières publications de Van Vogt, Simak et Sturgeon, était féru de néologismes à travers lesquels il classifiait le genre en une infinité de modules spécialisés. L'un de ses préférés, dont je n'avais jamais découvert la justification, se nommait : la rétrocipation.

Par sa construction en chapitres alternés, ceux numérotés de 1 à 14 décrivant l'histoire dans sa chronologie naturelle, ceux de XIII à I racontant d'autres événements antérieurs à celle-ci, depuis le moment où elle débute jusqu'à un passé reculé de deux cents ans, il me semble que le roman d'Iain M. Banks, l'Usage des armes, pourrait se classer dans ce genre inédit. Surtout qu'aux aléas de cette lecture à deux niveaux temporels s'ajoutent quelques retours en arrière dans un sens ou dans l'autre de la durée qui en font un texte délectable pour voyageurs du temps avertis.

Obscur et pénétrant, tel est mon sentiment.

Pionnier de la SF autistique, Banks nous avait déjà donné la preuve de son savoir-faire en matière de sophistication dans ENtreFER. Il récidive aujourd'hui à un niveau aussi subtil, jouissant d'entrecroiser les fils de son intrigue afin d'y apposer la grille de lecture infernale qui est sa marque.

En réalité, l'histoire est simple : un Atride du futur, un guerrier, tente de reconstituer un passé dont il se souvient mal, qui lui revient par bouffées anxiogènes. Il tente de déchiffrer son destin dans les cicatrices qui ont lésé son corps. Mais elles demeurent muettes. Comment arracher la vérité aux seuls souvenirs qui lui apparaissent ? Au centre de cette énigme intime, deux mots, Starebinde, le vaisseau, le Chaisier, un surnom, se présentent comme les clefs d'une tragédie sanglante et funèbre. Ce guerrier qui porte en lui un désir de mort se nomme Chéradénine Zakalwe. Mercenaire au service de la Culture, cette entité future née pour façonner les mondes étrangers et les faire évoluer dans le sens souhaité par la société galactique, il agit au service de Diziet Sma (l'ennemie bien-aimée), dans le cadre de mystérieuses opérations commando.

Cela posé, rien n'est expliqué ; car ici, la trame ne donne aucune idée de l'image virtuelle. L'épaisseur symbolique des personnages, le fourmillement des anecdotes secondaires et conjoncturelles, la prolifération des notations ethnologiques, des artefacts du futur (tel ce redoutable robot-valise nommé Skaffen-Amtiskaw), et la complexité des situations enrichissent sans cesse le récit. L'acharnement de l'auteur à revenir sur tel ou tel point du conflit brouille et pervertit l'opinion qu'on se forge des événements et de leur portée. Et la chronologie entrecroisée des faits sape les certitudes, distille son poison.

Grâce au raffinement de son talent littéraire, Iain M. Banks triomphe de sa propre perversité. Passant de l'essentiel au détail, du précis à l'abstrait, du sentimental au politique comme en se jouant, il libère dans l'inconscient du lecteur une série de messages qui étayent son roman, le recomposent mentalement, jusqu'à apparaître dans toute sa virtuosité. Reste que cet exercice de haute voltige laisse un léger regret. Sacrifiant parfois les idées au profit de sa démonstration, Banks ne va pas jusqu'au bout de sa spéculation. Qu'en est-il vraiment de cet univers insensé où se meuvent ses héros ? Sur quoi reposent tant de conspirations ? Vers quel avenir se dirige le (meilleur des) monde(s) ? Nous n'en saurons pas grand-chose. Reprenant à son goût les théories de l'art pour l'art dont la SF s'interdit d'user, l'auteur préfère ses brillantes démonstrations littéraires dans un cadre freudien à l'étude structurelle de sa fiction prospective.

Heureusement, de source autorisée, l'Usage des armes fait partie d'un ensemble de quatre volumes, repris de ses œuvres passées, qui composent une étude en gris du futur à long terme. Ce roman ne constituant qu'un des éléments de cette mosaïque cryptée qui fait le charme de son écriture, nul doute que nous jouirons bientôt, en ordre dispersé, du plaisir d'en savoir plus sur Iain M. Banks et ses univers.

Comme je viens de le démontrer, ce roman peut également se lire à l'envers. D'où son appellation de rétrocipation.

Bernard Mathon : Locogringo troisième

nouvelles de Science-Fiction, 1992

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :

Un post-scriptum pour signaler la parution de Locogringo troisième, un recueil de quatre anciennes nouvelles de Bernard Mathon aux éditions …Car rien n'a d'importance à Pezilla-la-rivière (66370). Le plus décapant des auteurs de SF française des années 1970. Pour les fins connaisseurs.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 297, mars 1992