Chroniques de Philippe Curval

James Morrow : Notre mère qui êtes aux cieux

(Only begotten daughter, 1990)

roman de Fantasy littéraire

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :
Combats contre la morosité

Lire n'est pas une sinécure, surtout quand il s'agit de James Morrow. Fidèle à sa réputation d'empêcheur de tourner carré, il brouille si bien les pistes dans son dernier roman, Notre mère qui êtes aux cieux, que l'infortuné lecteur ne sait à quel point de vue s'attacher. Religieux, sectaire, athée, il alterne les pirouettes mystiques afin de contrarier nos pulsions laïques, puis les tempère d'impiété caractérisée afin de nous amener progressivement à l'exaspération. Puisque ce diable d'écrivain sait jouer de tout, même du sacré, pourquoi ne pas se laisser aller au plaisir compulsif de la déraison.

Comme il se délecte à nous berner par la mixité de ses convictions de libre-penseur théologique, Morrow n'hésite pas non plus à tout mélanger dans son approche romanesque : Science-Fiction, Fantastique, Fantasy, Merveilleux, fabuleux, tout y passe. Son art repose sur son humour féroce, sa vélocité et sa façon de broyer les idées reçues avec l'allégresse du curé défroqué.

Car, il ne faut s'y tromper, tout imprégné de religiosité, Morrow s'acharne à invectiver la divinité jusqu'au blasphème afin de se prouver qu'il a été trompé.

Sans visage, sans forme, criblée de trous, sans particularité, Juive, indéchiffrable et hermaphrodite, Dieu est une éponge immortelle et infinie. C'est pourquoi, dans sa superbe stupidité, elle a créé Julie Katz, née d'une parthénogenèse inversée. Son père, Murray, auteur d'une Herméneutique de l'ordinaire et donneur de sperme à l'institut du docteur Frostig, accepte de l'élever, d'abord en tant que fœtus dans un ectoconcepteur, puis dans l'Œil de l'ange, le phare où il habite à l'extrémité de la baie d'Atlantic City.

Fille de Dieu, Julie va se trouver devant d'immenses tâches à assumer. Surtout dans cette cité ruinée par le jeu et la corruption que l'infatigable Billy Milk veut purger de ses péchés. La première, digne de la plus belle des croisades : sauver l'Humanité de la nostalgie qui l'incite à refuser d'évoluer.

Entre Charybde et Scylla, Ulysse vécut des broutilles à côté de ce que Julie doit endurer. Dans ce troisième millénaire où le parapsychique est devenu réalité, le maléfique Wyvern, diable has been et calamiteux, la poursuit d'un funeste appétit de revanche envers Dieu et sa dynastie, quand le Révérend psychopathe de la Sécession du New Jersey n'en fait pas sa victime expiatoire désignée. Rien ne pourrait la sauver de la crucifixion si James Morrow, plus malin que le Malin, n'avait mis toute son énergie à raconter cette histoire en forme de pied de nez.

Je vous encourage à ne pas dételer, car Notre mère qui êtes aux cieux comporte certes des moments fatigants, lorsque l'auteur court après un récit qui va trop vite pour lui, mais son sens grandiose du contrepet théologique mérite plus qu'un détour distrait.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 296, février 1992

Karel Dekk : Espion de l'étrange

roman de Science-Fiction, 1991

chronique par Philippe Curval, 1992

par ailleurs :

Espion de l'étrange, de Karel Dekk, auteur nouveau-né dont l'imagination palpite sous la fontanelle, s'inscrit aussi dans le combat contre la morosité qu'il est urgent d'entamer. Mis à part quelques clins d'œil appuyés envers le prolétariat de la Science-Fiction qu'il semble affectionner, son roman vaut d'être signalé. Parce qu'il sait allier un joli projet à une réelle agilité d'écriture, un scénario bien construit qui ne répugne pas à céder devant l'originalité. On pardonne bien volontiers les facilités que s'accorde l'auteur à célébrer ses filiations avec Fredric Brown et Kurt Steiner, quand on découvre que le sujet n'est autre que la Science-Fiction, tout entière adorée.

Avec, pour corollaire, cette mission que s'accorde l'auteur et héros de cette histoire, Karel Dekk lui-même, espion de l'étrange : se battre pour la réalité. Car n'est-ce pas sous ce biais, faussement paradoxal, que la SF moderne s'inscrit aujourd'hui dans le champ littéraire.

“Se battre pour la réalité” quand nos sociétés s'apprêtent à se faire submerger par le new age, les fausses sciences, les sectes et les nouvelles féodalités qui se forment autour de certaines minorités libérées. La Datex, obscur organisme fédérateur de ces pulsions obscurantistes de l'Humanité, trame de vastes complots que notre héros va se charger de déjouer.

Roman populaire bien mené, où chaque page démontre sa nécessité, Espion de l'étrange séduit d'abord par sa spontanéité ; le plaisir vient ensuite, en découvrant l'ironie de ses ressorts cachés.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 296, février 1992