Chroniques de Philippe Curval

Raymond Milési : Chien bleu couronné

roman de Science-Fiction, 1991

chronique par Philippe Curval, 1991

par ailleurs :
Promenades sur la lacune

J'essaye, et c'est hélas de plus en plus facile, de ne rien ignorer des parutions françaises en matière de SF. Si les éditions du Fleuve noir, par exemple, publient une nuée d'imbécillités ou de romans fragmentés artificiellement en quatre ou cinq volumes qu'il faut attendre un an pour voir paraître, à un prix finalement supérieur à celui d'un "Ailleurs et demain", la pêche n'y est pas toujours mauvaise. À côté de la friture, on prend des poissons rares, voire savoureux. Le premier roman de Raymond Milési, Chien bleu couronné, vaut la peine qu'on le consomme. Ce jeune écrivain fut avec Bernard Stephan l'anthologiste d'une série de huit volumes sur le pouvoir intitulée Mouvance. Bien que les nouvelles choisies fussent de qualité très inégale, l'ensemble fit date pour l'originalité de son propos et sa tenue littéraire.

Encouragé par l'exemple, Milési s'essaya à l'écriture dans les fanzines et dans Fiction. Bref, comme le proclamait le Petit silence illustré : « C'est en écrivant qu'il devint écriveron. ». Certes, proposer Chien bleu couronné dans une collection populaire est un pari. Car cette œuvre sophistiquée mêle à la tradition du suspense une complexité de situation, un art de l'ellipse qui ne refuse pas le plaisir de la difficulté. C'est pourquoi il faut pardonner une baisse de qualité dans les tout derniers chapitres. Milési n'a sans doute eu ni le temps ni les moyens de poursuivre son itinéraire spéculatif jusqu'à son terme.

Je n'hésiterai pas à qualifier d'exemplaires les deux premiers tiers de ce récit. Par une suite de tableaux savamment décalés, on apprend que des voyageurs draguent le passé à la recherche d'un certain Gaspar, astronaute, dont on croit savoir qu'il détient entre ses mains le sort de l'Humanité. Il a rencontré Rugmore, le grand moissonneur universel, lancé à nos trousses sur la spirale du temps. Une Planète Géante menace la Terre.

Émergence dans le désordre de situations extrêmes, de personnages à la sensibilité écorchée qui peu à peu élèvent nos lacunes au rang d'informations. Écriture fine et vive, dialogues précis, composition en camaïeu pour une évocation fragmentaire d'un monde putatif ; l'angoisse monte. Soudain, la bulle éclate et nous voilà tout déconfits devant la genèse d'un autre roman à venir.

Chien bleu couronné, qu'il faut lire, nous laisse espérer beaucoup du prochain Milési.

Il appartient, comme Christopher Priest, à cette race d'écrivains lacunaires dont l'art consiste à cerner une situation romanesque par ses manques et ses protagonistes par leur mystère afin d'éclairer les implications sous-jacentes de son récit, plus essentielles à ses yeux que les apparences.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 294, décembre 1991

Christopher Priest : une Femme sans histoires

(the Quiet woman, 1990)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1991

par ailleurs :

Dans une Femme sans histoires, l'auteur de ce chef-d'œuvre paradoxal qu'est le Monde inverti pousse son art jusqu'à la provocation. Opérant par soustraction plutôt que par accumulation, comme y procéderait tout écrivain vulgaire, il vide progressivement de sens les anecdotes qui semblaient composer le récit, à la manière d'un peintre effaçant les détails superflus afin de laisser apparaître dans sa nudité l'architecture d'un tableau. Puis, magicien suprême, une fois qu'il a fait accroire à son lecteur qu'il était parvenu au terme de son ascèse, Priest détruit prestement tout ce qui demeurait encore visible dans son travail. Ne subsiste alors qu'une enrichissante réflexion sur l'absence, source de toute création.

Quand Alice Stockton s'installe à la campagne pour écrire son prochain livre, une centrale nucléaire risque de contaminer les lieux. Quand le fils de sa voisine, Gordon Sinclair, vient constater le décès de sa mère, il repère de mystérieux engins cylindriques qui laissent leur trace dans les champs. Lorsqu'Alice remet enfin son manuscrit à son éditeur, le gouvernement s'en empare pour interdire sa publication. Au sein de cet univers paranoïaque qui n'est pas loin du nôtre, chacun s'essaye à découvrir la métaphore de sa vie qui n'est pas loin de ressembler à la sienne. Mais le subtil décalage entre vérité fantasmatique et vérité existentielle introduit de nouveaux soupçons quant aux relations que les personnages entretiennent entre eux. Qui peut décrire leur vérité ? Personne, pas même l'écrivain qui prend de la distance à l'égard de son œuvre dès qu'elle le menace. Il la fait publier par un organisme obscur dont les buts inavoués sont d'en interdire l'accès au lecteur. Vision prémonitoire d'une Europe de l'étouffement dont le cœur sensible serait Londres.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 294, décembre 1991