Chroniques de Philippe Curval

Jack Womack : Terraplane

(Terraplane, 1988)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1991

par ailleurs :
Chassez le naturel

Deux excellents romans ce mois-ci. Bonne nouvelle, d'autant qu'ils ont été écrits par des auteurs inconnus en France jusqu'à ce jour. Le fait devenait rare. L'un nous parle du passé, l'autre de l'avenir, mais leur propos consiste dans les deux cas à spéculer sur notre façon de saisir les données d'une illusion qui s'appelle la vie.

Dans Terraplane, Jack Womack s'attache à recréer une Amérique 1939 sans complicité frauduleuse avec la nostalgie. Brouillant les cartes, il imagine que ses visiteurs sont des agents américains de notre futur, chargés d'importer aux USA le découvreur soviétique d'une machine à voyager dans le temps. D'où le décalage accentué entre la mentalité des personnages putatifs et celle de leurs hôtes “début de siècle”. C'est d'ailleurs dans cet exercice de style que Womack se révèle le meilleur. Le langage imagé qu'il utilise pour authentifier l'origine de ses héros, néologismes barbares issus d'une novlangue à venir, agace d'abord. Puis, à mesure qu'elle se développe au sein d'une culture que nous connaissons bien pour l'avoir découverte à travers Dos Passos ou Frank Capra, sa logique littéraire fonctionne à la manière d'une maïeutique. D'un côté sont les représentants de l'urgence et de l'efficacité, usant de mots-valises à l'emballage sémantique codifié, de l'autre sont les descendants de la tradition orale, imagée et rêveuse, dont le verbe va se figer en s'inscrivant dans un contexte urbain.

Le plus bizarre dans la paranoïa, c'est que plus les gens sont proches, moins on s'y fie, alors qu'un étranger pourra se révéler le plus sûr confident, pense Luther, militaire, gradé et noir, de ses relations avec Doc, médecin, noir et ancien esclave de Coca-Cola. Cette confiance sans appel devient nécessité quand on se trouve plongé dans une époque dont les données ne sont pas sûres car il s'agit d'un univers parallèle. La seule certitude qui demeure lorsque Churchill et Roosevelt sont morts, c'est qu'un nègre, à New York, en 1939, année de l'exposition universelle, ne mérite que le lynchage ou la bastonnade. Même pour un habitant de l'avenir aux réflexes rapides, usant d'une technologie de pointe, cela ne facilite pas la tâche.

Ainsi en sera-t-il de la quête forcenée que mènera Luther en compagnie de son tueur familier, Jake, et d'Oktobriana, sa consœur soviétique, pour découvrir le moyen de regagner leur siècle.

Astucieux, original, égayé de cent clins d'œil intelligents, Terraplane est un retour sans complaisance aux origines d'une certaine Science-Fiction, divertissante et grave, dont Fredric Brown s'était fait le champion avec l'Univers en folie.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 293, novembre 1991

Robert Reed : la Jungle hormone

(the Hormone jungle, 1988)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1991

par ailleurs :

Le souci du détail qui fait mouche, de l'atmosphère étrange qu'on déguste à la petite cuiller, Robert Reed en fait également preuve dans la Jungle hormone, rêverie sur l'empire galactique.

Dans un siècle où les espèces se sont métissées, modifiées génétiquement, au point qu'une girafe n'y reconnaîtrait pas ses lionceaux, dans une ville qui s'appelle Brulé, Steward, un mercenaire marginal des Républiques Autonomes néoamérindiennes, et Melba Chiffon, enivrante hétaïre artificielle de son état, font une rencontre forcée sous la pression d'une vraie menace, les tapineurs d'un bordel famélique.

« Attention, ceci est une histoire d'amour. » semble signifier Reed, qui va s'ingénier durant 350 pages à nous en détromper pour mieux nous induire en erreur. Il est visible que son propos n'est pas de s'investir dans l'histoire qu'il nous raconte, thriller aux rebondissements parfois convenus, mais de nous intéresser à la vision du monde déroutant qu'il a conçu. Avec la minutie d'un anthropologue doublé d'un ethnologue, Reed met son zoo humain en place à petites touches, ne négligeant aucun détail pour lui conférer l'aspect du vivant. Il peaufine un décor en trompe-l'œil où bascule avec plaisir le plus exigeant des lecteurs.

De Gabbro Gleason, cyborg en hyperfibres, à Toby le Jardinier, innocent cynique, des mystérieuses I.A. dont le pouvoir fait vivre la cité, aux Fantômes qui en dépendent dans leurs circuits de cristal, tous sont motivés par un unique objet : le capital. Fleur, sous ses dehors exquis de courtisane parfumée, et tous ceux qui gravitent autour d'une mystérieuse affaire de bancocircuits volés à un baron du crime, se révèlent d'une inqualifiable rapacité. Même Steward, le marginal, n'est pas dénué d'intérêt. La Jungle hormone est d'abord une histoire d'argent, ce qui en garantit la crédibilité. Car un avenir où la technologie et la génétique seront le pain de la vie devra être affronté par des gens durs au gain. « Chassez le naturel, il revient en agios. », ce qu'il fallait démontrer.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 293, novembre 1991