Chroniques de Philippe Curval

René Reouven : les Grandes profondeurs

roman policier fantastique et de Science-Fiction, 1991

chronique par Philippe Curval, 1991

par ailleurs :
un Nouvel état de la matière

« Sacrilège ! » s'écrieront les uns, « Profanation ! » diront les autres. « Comment ! Unir en une seule collection des romans de Science-Fiction et de Fantastique ? Pire ! En publier de nouveaux où les genres sont mêlés. » « Dans quelle proportion ? » demanderont les plus vétilleux. « À quelle sauce le lecteur doit-il les manger ? » s'interrogeront les plus gastronomes. « Quelle différence existe-t-il entre SF et Fantastique ? » concluront ironiquement ceux que le débat irrite depuis la nuit des temps. « Extase ! », enfin, diront ceux que réjouit la naissance d'une jeune métisse aux éditions Denoël, "Présences", fruit des amours incestueuses de "Présence du futur", l'aînée qui vient de passer ses trente-sept ans, et de la cadette, "Présence du fantastique", un beau bébé de deux ans.

Pour le critique sourcilleux, responsable d'une chronique intitulée De la Science-Fiction, ce serait un casus belli si l'intérêt des lettres ne primait sur son absence de dogme à propos du genre qu'il défend. Or, avec la parution du premier volume, les Grandes profondeurs, il est clair que le débat s'arrête au seuil de la qualité. René Reouven, son auteur, habitué de "Présence du futur", spécialiste du Roman policier, ne pouvait être mieux choisi pour fusionner les trois genres en un volume, complétant la règle du mélange en réalisant un nouvel hybride où s'exprimerait l'“effet de rupture” souhaité par Jacques Chambon, le créateur de la collection.

Effet de rupture atténué par l'époque où se situe le roman, qui place rétrospectivement la situation dans le cadre du bouillonnement germinatif où s'épanouirent la SF, le Fantastique et le Policier ; dans cette fin du siècle dernier où apparurent les maîtres anglo-saxons : Wells, Conan Doyle, Stevenson, James, ou français, Verne, Maupassant qui croyaient plutôt passer à la postérité comme initiateurs d'une littérature novatrice en phase avec son temps que fondateurs des littératures dites “marginales”.

Avec un talent égal à celui de l'école revival dont j'évoquais les réussites dans ma précédente chronique, René Reouven parvient, dans les Grandes profondeurs, à retrouver l'essence même des composants alchimiques qui donnèrent naissance à la fiction spéculative : énigme, hypothèses, apparition de nouveaux mythes, dangers et vertus de la science et de l'imagination humaine, sens scrupuleux du développement logique, goût du mystère, brassages idéologiques, envolées lyriques, fatalité génétique, humour métaphysique.

Pour cela, Reouven applique à la légende de Jack l'éventreur les méthodes d'investigation de Sherlock Holmes.

Quid des recherches du célèbre savant William Crookes à propos du nouvel état de la matière qu'il croit avoir découvert, l'état “radiant” ? Une créature de cauchemar qui se développe à mesure qu'il s'interroge à son sujet. Le spiritisme et le docteur Freud viennent au secours du convecteur psychique qu'il vient de réaliser aux fins d'en prouver l'existence.

La subtile mise en place des éléments de référence scientifiques et littéraires aboutit au conditionnement progressif du lecteur, rêvant sous hypnose au siècle passé, siècle où l'idée prométhéenne de la découverte absolue rendait toutes choses possibles. « Par quelque paradoxale acrobatie de la machine, plus les visions venaient de loin dans le subconscient et plus elles étaient précises » remarque Crookes. Seul fait défaut à ce roman l'étourdissant sentiment de la modernité qui accompagne la découverte d'une œuvre majeure. Comme ces suits taillés à Londres dans le plus beau tissu par les artisans les plus compétents, les Grandes profondeurs procure la délicate satisfaction intellectuelle que rien n'en peut surpasser la coupe et la finition ; certains préfèrent porter du Jean Paul Gaultier.

Nous saurons avec l'Échange d'Alan Brennert, prochain titre à paraître, si l'originalité se joint à la qualité au sein d'une collection qu'il était nécessaire d'inventer.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 292, octobre 1991

H.P. Lovecraft : les Mythes de Cthulhu

tome I de l'intégrale de l'œuvre, 1991

chronique par Philippe Curval, 1991

par ailleurs :

Puisque nous venons de parler des pères putatifs de "Présences", pourquoi ne pas saluer la parution du premier tome des œuvres complètes de Lovecraft, en "Bouquins". Le créateur des Grands Anciens, père de Cthulhu, a longtemps chuchoté dans les ténèbres. Durant sa courte vie, son œuvre n'a jamais dépassé le rayon des pulps dans les kiosques de gare. Mais, depuis cette époque, son œuvre a tracé sa sape dans les profondeurs. L'inconscient collectif moderne s'est approprié ses théories sur les origines. Le monument, déjà controversé dans sa forme par certains aficionados de Lovecraft, que Francis Lacassin vient d'élever à cet halluciné méconnu semble plus que légitime ; il est indispensable à la connaissance d'une littérature si protéiforme que personne ne peut en déterminer les limites : la Science-Fiction.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 292, octobre 1991