Chroniques de Philippe Curval

James P. Blaylock : Homunculus

(Homunculus, 1986)

roman de Fantasy

chronique par Philippe Curval, 1991

par ailleurs :
l'Agonie du pissenlit sur la moquette

Peut-être existe-t-il une école très secrète chez J'ai lu, dont les volumes paraissent à raison d'un ou deux par an tout au plus. J'y vois l'origine dans la publication de la Nuit du Jaberwock de Fredric Brown, en 1975. Un mélange de Lewis Carroll et de surréalisme, une Fantasy, au sens anglo-saxon du terme, avec cette touche spéculative qui la relie au domaine qui nous est cher. Souvent, l'atmosphère de ces romans puise à l'époque victorienne ; même s'ils ne se déroulent pas dans Londres, le brouillard plane sur une Tamise de rêve ; ils utilisent à des fins constructives une foule de références littéraires, de personnages empruntés à d'autres romans, même des situations déjà exploitées pour les imbriquer, les confronter, afin d'en faire jaillir une nouvelle histoire originale.

Mais ces œuvres “cultivées” n'empruntent qu'à la littérature marginale. En cela, ils constituent un courant singulier qui mélangerait idéalement le Fantastique, l'Horreur, le grotesque, l'humour, le Policier et la Science-Fiction dans un brassage aussi équilibré que celui du grain et du houblon dans la bière. Car, on peut l'affirmer sans se tromper, ces romans sont alcoolisés.

Dernièrement, je vous avais parlé du Pays du fou rire de Jonathan Carroll, de Machines infernales de K.W. Jeter. Pour cette rentrée, vient de paraître Homunculus de James P. Blaylock, qui s'insère à la lettre dans la définition que je viens de formuler.

Partout les gens vaquaient sans trêve à leurs occupations, comme si leurs vies étaient inscrites dans un livre, avec une deuxième page après la première… mais les feuilles où s'inscrivaient leurs existences étaient tombées en chemin. Le vent les avait saisies. Ainsi, pense Kraken, l'ancien vendeur de calmars et de petits pois reconverti en voleur. Avec une bande de dangereux oisifs, il va s'acharner au cours de cette folle histoire à retrouver l'une des cassettes perdues où se trouve enfermé l'homuncule, prodigieuse créature venue d'ailleurs, en attendant que le dirigeable magique du professeur Birdlip, qui tournait depuis quinze ans dans le ciel de Londres, atterrisse enfin, pour prouver la validité du moteur à mouvement perpétuel. De l'autre côté du Bien, d'abominables créatures trament d'obscurs complots à des fins identiques.

Sans nul doute, James P. Blaylock est doué d'une plume vivace et d'une imagination active, son style grouille de trouvailles verbales, son récit s'évertue à surprendre et le plaisir qu'il trouve à écrire s'exprime sans cesse à travers son roman. Son art de la digression, de l'image-choc et du fondu enchaîné s'allient pour produire des pages vertigineuses où les événements s'enchaînent avec une absence de rigueur quasi mathématique afin de produire comme au bonneteau, l'épouvante, le rire ou la surprise selon son choix.

Pour son bonheur, on le devine fort bien avec des joues roses, des yeux bleus innocents et un sourire béat, assis des journées entières à tressauter de jubilation sur son fauteuil en skaï noir et formica imitation bois devant un ordinateur maquillé en machine à écrire, s'imaginant en prince du faux.

Hélas, Blaylock n'est pas un faussaire de génie. Ses personnages stéréotypés sont un peu trop stéréotypés. Ses situations déjà connues sont quelquefois usées, ses personnages extravagants ne surprennent guère que les lecteurs ignares. Son absence de perspective dans la structure du récit mêle les événements importants avec les détails secondaires au point d'y perdre le relief. Bref, si cet Homunculus n'est pas tout à fait plat en ce qu'il recèle par endroits de radieuses inventions dignes de Roussel, c'est surtout que la jeunesse de l'auteur exclut l'hypothèse d'un arrêt cardiaque. Bref, tant de talent perdu en vain me fait penser à l'agonie d'une graine de pissenlit s'acharnant à germer sur une moquette.

« Pourquoi donc parler de ce livre s'il présente un aussi faible intérêt ? » me direz-vous. Vous auriez tort. D'une part, il m'a permis d'esquisser le portrait de ce sympathique filon littéraire dont le pendant cinématographique existe à travers d'exquises productions où se mêlent les héros d'Arthur Conan Doyle et de H.G. Wells. De l'autre, il m'autorise à dénoncer une véritable imposture : savez-vous que cet Homunculus a reçu le Philip K. Dick Award en 1987 ? Eh bien ! Sans même évoquer la qualité du roman, je n'hésiterai pas à dénoncer violemment cette funeste supercherie. Tout sépare en effet Dick de Blaylock : le premier est lucide et fou ; le second n'est qu'illogiquement déraisonnable.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 291, septembre 1991