Chroniques de Philippe Curval

Ray Bradbury : À l'ouest d'octobre

(the Toynbee convector, 1988)

nouvelles

chronique par Philippe Curval, 1990

par ailleurs :
Cap vers la fantaisie

Qu'y a-t-il de pire que la mort ? Un notaire ! C'est sous le signe de ce pied de nez à la camarde que Ray Bradbury revient, en vingt-trois nouvelles, sur l'histoire de ses rencontres avec le quotidien. Vingt-trois textes d'un style inimitable qui donne un parfum de miracle à la réalité. Lorsqu'un optimiste (optimal, comme il se désigne), tente de s'opposer à sa fin inéluctable en s'accrochant vigoureusement à son enfance, il en résulte des contradictions bizarres qui profitent à l'imagination. Attendez-vous donc à des surprises. Par exemple, Bradbury s'abandonne au plaisir d'écrire des contes cruels quand il en découvre les modèles vivants : "Exécution !" démontre jusqu'où peut mener l'obéissance militaire lorsqu'un père et un fils la poursuivent jusqu'à l'absolu. "Tu te demandes sans doute ce qu'on fait ici ?" est une désolante histoire de piété filiale qui se termine par la déconfiture d'un homme évoquant le fantôme de ses parents, pour un dernier repas au restaurant. Mais Bradbury néglige souvent l'Humanité souffrante au profit de l'idéaliste pugnace. Ces récits sont l'occasion pour l'auteur d'offrir quelques points de vue sur le monde, l'amour, l'avenir, le rêve, le temps, l'espace, sans relation avec la conventionnelle bienséance de la logique rationaliste. Car Bradbury, malgré l'étiquette qui colle à sa peau d'homme tatoué par la poésie, a depuis longtemps balancé la Science-Fiction orthodoxe aux orties. Sans préjugés, il fait intervenir l'humour et la tendresse dans le plus farfelu des contes sentimentaux ("l'Histoire d'amour de Laurel et Hardy"), les paradoxes temporels quand ça lui chante ("le Convecteur Toynbee"), les mânes de n'importe qui dans une histoire de terreur feutrée ("la Trappe"). Se jouant de tous les paradoxes, il rameute des ivrognes irlandais au secours du vin français ("un Coup pour Sa Seigneurie, et un coup pour la route !"). Bref, Ray Bradbury n'a de cesse de se réfugier sur la vague suivante au moment où l'on croit à son prochain naufrage, surfant à la crête d'un rêve éveillé qui s'appelle la vie, car il a mis le cap sur la fantaisie. Et, malgré ses naïvetés de gros bébé, parfois, la seule chose qu'on ne puisse lui reprocher, c'est un bonheur d'écrire communicatif auquel la traduction française ajoute un piment de séduction.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 274, février 1990