Chroniques de Philippe Curval

Emmanuel Jouanne : le Rêveur de chats

Emmanuel Jouanne : la Trajectoire de la taupe

première et deuxième parties seules parues d'un roman de Science-Fiction prévu en quatre tomes, 1988 & 1989

chronique par Philippe Curval, 1990

par ailleurs :
l'Absurde comme source de plaisir

« Il n'y a pas de raison de supposer que ce que nous ignorons ressemble à ce que nous connaissons ». Dans ces conditions, pourquoi admettre l'univers qui nous sert de référence, même si l'on prend soin, comme le font les meilleurs auteurs de Science-Fiction, de l'inventer à ses mesures. Il demeure urgent de croire qu'il en existe de plus beaux, qui sont de purs sanglots. Emmanuel Jouanne, qui a le sens de la cruauté poussée jusqu'au masochisme, ne déroge pas à la règle, en s'embarquant pour une volumineuse “trilogie”, commencée par le Rêveur de chats, suivi aujourd'hui par la Trajectoire de la taupe, réunie in fine sous le titre générique de Terre phase 1, 2, 3 & 4, dont les deux derniers volumes, l'Apprentissage de la panthère et l'Apothéose du chat sont à paraître prochainement.

Le rêveur de chats, héros de la trilogie de Jouanne, est nouvelliste dans une agence. Il s'est rendu célèbre par la marginalité contestataire dont ses textes sont imprégnés. Pourtant, dans ce futur assez proche où se déroule le récit, les États ont fait place à une multitude de communes où chacun peut trouver des affinités avec ceux qui partagent ses centres d'intérêt. Il est même apprécié d'appartenir à plusieurs communes. Ce qui peut faire apparaître la Terre comme un espace de liberté. Sauf si, par ailleurs, des murs de Berlin infranchissables entourent les principales capitales, sauf si l'on se heurte aux membres de l'ecce homo, vaste organisation d'apprentis démiurges qui ne conçoivent pas leurs contemporains comme des Humains à part entière. Leur pouvoir de répression est vaste puisque la surface de la planète est interconnectée par un réseau informatique dont le moteur essentiel est symbolisé par des millions de terminaux auxquels la vox populi a donné le doux surnom d'Âne. Arme à double tranchant qui peut servir à beurrer les tartines d'idéologie autant qu'à sectionner les attaches de la société ou à lancer des bouteilles à la mer.

Selon Jouanne, l'individu est pluriréel, mais il se sent impair. Son désir premier est de s'identifier, donc de choisir ou de construire un monde à ses dimensions ; le second est de se parier, donc de concéder une partie de son territoire à l'Autre, qui ne saurait être que son double absolu. Malheureusement, l'individu est unique. Devant cette contradiction douloureuse, sa principale ressource consiste à choisir l'absurde comme source de plaisir afin d'échapper au déterminisme.

Ainsi, lorsque notre rêveur va tomber amoureux de la femme-chat, vue en songe, jusqu'à envisager sa pariade, l'utopie approximative imaginée par Jouanne va subir de bizarres distorsions/décompositions/transformations. Commence alors « la lente résolution d'une histoire qui se passe toute seule, sans objet, sans sujet, sans rien ».

Pose, sans doute, dans cette déclaration, de la part d'un écrivain qui a commencé son œuvre par la démolition du récit, la déstructuration de la forme, avec l'ambition de remettre les pendules de la SF à zéro, de l'ouvrir à l'heure d'été. L'été de l'inconditionnel et du subjectif qui entraîne à balayer les stéréotypes. Car les deux premiers volumes de la trilogie démontrent son envie de composer avec le radicalisme pour explorer avec quelque volupté l'espace de la fiction.

Procédant par messages codés, idées-valise, cadavres exquis, bombardant le récit d'images-choc, Jouanne joue sur tous les modes de la singularité et réalise la performance de créer une œuvre originale en brassant les solutions formelles inventées par (et depuis) le surréalisme. Si Desnos avait écrit un roman de Science-Fiction, peut-être ressemblerait-il à celui-là. Encore faut-il posséder les capacités d'imagination pour échapper à la comparaison. Et là, Jouanne s'impose en prestidigitateur de l'absurde.

Il serait dommage, par exemple, de ne pas citer, pour vous faire saliver, la transformation de Notre-Dame en arbre par Ariane, la femme-chat, le départ d'Arfvedson, l'astronaute greffé, pour le centre de la Terre, l'éjaculation osseuse de Link, la démarche pongiste de Cavendish à travers les communes, Damoclès, le satellite des pompes funèbres, etc. C'est à prendre ou à laisser ; Jouanne ne vous épargnera aucun de ses fantasmes, mais il saura les composer avec l'humour pour atteindre à la frénésie dévastatrice qui est l'essentiel de son art.

Si vous croyez, comme moi, que la Science-Fiction française, dans son expression la plus libre et la plus achevée, est la seule qui soit capable (Stanisław Lem mis à part) de proposer une alternative au mode anglo-saxon, alors, lisez Jouanne ; ce n'est pas donner l'obole à un mort.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 273, janvier 1990