Chroniques de Philippe Curval

Iain Banks : ENtreFER

(the Bridge, 1986)

roman

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :
le Pont sur la rivière Freud

L'inflation de la littérature autistique est un tournant marquant de la SF actuelle. Comme si, après avoir voyagé vers les étoiles avec les écrivains de l'âge d'or, mis en question le progrès scientifique avec ceux de la période contestataire, suivi le discours sur le peu de consistance de la réalité des auteurs modernes, ceux d'aujourd'hui n'aient trouvé d'autres ressources pour s'exprimer que de parler d'eux-mêmes. C'est ce que semble affirmer Iain Banks, premier écrivain de Science-Fiction écossais à ma connaissance, en coupant symboliquement les ponts. Dans son deuxième roman, ENtreFER, “le Pont” en anglais, il va jusqu'à en imaginer un dont les extrémités ne se relient à aucun continent connu.

Premier thème : un personnage inconnu entre dans le coma à la suite d'un accident de voiture (nous apprendrons par la suite que celle-ci est une Jaguar à la des Esseintes)

Deuxième thème : un certain Orr, inclus dans une société greffée tel un arapède sur ce pont-univers sans queue ni tête, refuse d'être soumis à l'hypnose par son psychiatre ordinaire. Ce qui entraîne la perte de sa place et de son appartement, puis la persécution.

Troisième thème : un adolescent parle de ses amours et du rock dans l'ouest écossais.

C'est à travers le jeu subtil du récit entre ces trois “je” que va se construire l'histoire des relations du héros avec ses obsessions. Obsessions somptueusement égocentriques. Vous l'avez deviné, l'homme dans le coma, le mystérieux Orr et l'adolescent fauché d'Eden'burg ne sont qu'une seule personne qui s'interroge et se regarde. Comment faire autrement, d'ailleurs, quand les autres ne sont qu'une façade brillante sur laquelle se reflètent ses propres sentiments. « Je parle à des gens, mais une sorte de vacuité semble s'emparer d'eux, comme si leur visage était un masque derrière lequel se cache leur moi réel. » avoue Orr, désemparé. Quête freudienne, donc, sur les origines du monde et la place du Soi dans le monde. Ici les objets autant que les êtres, comme dirait Cravan, ne sont que d'essence symbolique. En particulier ce pont dont les lignes en croisillon se confondent un jour dans l'imagination du malade avec les bas résille de la nue et torride Aberlaine Arrol qui hante son coma.

Tout l'art du Banks d'ENtreFER est de nous suspendre à ce rêve métallique, illusion à la grille de lecture complexe, dont il entretoise les fers avec l'imagination infernale d'un Eiffel de la machine à écrire. Jouant avec les formes d'écriture, multipliant les axes du regard, exécutant des pirouettes conceptuelles, il parvient durant plus de 330 pages à nous faire croire que ceci est un roman de Science-Fiction. Ce qui est, à mon avis, très limite.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 252-253, avril 1988

Gérard Klein : le Long voyage (la Saga d'Argyre – 3)

roman de Science-Fiction, 1964 & 1988

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :

Troisième et dernier volume de cette Saga d'Argyre, qui constitua en son temps le numéro 243 de la collection "Anticipation" du Fleuve noir, le Long voyage se présente aujourd'hui comme un fragment d'anthologie de la bibliothèque idéale de la SF française des années soixante. Bien sûr, comme dans tout roman populaire, les héros sont si graves, si humbles et si intelligents que le peuple s'écarte spontanément sur leur passage, les femmes ont des yeux qui virent du vert au mauve en un éclair. Les puissants ont l'allure méphistophélique d'un Arkadin, c'est dire qu'ils penchent plutôt du côté de Welles (Orson) que de Wells (H.G.). Par contre, le thème, lui, s'inspire d'une SF pure et dure : Hiram Walker, le paria noir des zones pestiférées, premier homme à conquérir les étoiles, veut tout simplement réchauffer Pluton à la lumière de Proxima Centauri. Gérard Klein s'est acharné à mettre ce qu'il fallait d'astuce pour allier dans un seul creuset la science et la fiction. Un pari difficile et réussi qui mérite de convertir de nouveaux amateurs du genre.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 252-253, avril 1988

Monique Douan : l'Or des rayons

anthologie de Science-Fiction française, [1987]

chronique par Philippe Curval, 1988

par ailleurs :

Joliment illustré et soigneusement édité, ce recueil qui mêle auteurs de SF chevronnés, auteurs classiques, journalistes, universitaires et peuple du fandom, dix-huit auteurs dont Jeury, Barbéri, Calonne, Grisolia, Fayard, Valéry se veut monument imaginatif en hommage à la Bibliothèque. Insister sur l'inégale qualité des œuvres serait inutilement verser dans le pléonasme. Saluons plutôt les réussites d'une initiative heureuse, à l'époque où l'écrit s'arroge le droit de devenir liquide sous forme de cristal et de s'afficher sur les écrans de nos télévisions, avant de s'effacer à jamais des pages jaunies et rongées aux vers de nos bibliothèques en voie de s'inscrire sur disque laser.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 252-253, avril 1988