Chroniques de Philippe Curval

Frederik Pohl : les Annales de la cité

(the Years of the city, 1984)

nouvelles de Science-Fiction en deux tomes

chronique par Philippe Curval, 1987

par ailleurs :
Pohl position

S'il n'y avait eu la Grande porte, publié dans la défunte collection "Dimensions SF", le sort de Frederik Pohl eût été des plus funestes. En France, le grand duettiste (avec Kornbluth) des années cinquante eût vu sa bibliographie réduite à l'état de squelette dans les rares dictionnaires de SF. Et pourtant, quelle chair ! L'absence d'un Pohl en Livre d'or ne me permet pas de vous préciser l'exacte quantité de sa production. Elle abonde. Témoin, ces 790 pages écrites en 1984 et 1985 que viennent de publier Denoël et J'ai lu. On en annonce d'autres.

Production n'est pas toujours synonyme de qualité. Chez Pohl, si. Parmi les premiers, il a inversé la thématique du héros porteur de germe technologique cher à la SF en braquant son regard sur la pathologie du mal plus que sur l'histoire de l'épidémie. Bref, il a introduit une méthodologie sociologique au sein d'un genre qui ne s'en souciait guère. Dépassant le désir brut de décrire l'instant des transformations, il a préféré ausculter patiemment l'apparition des nouveaux mythes et décrire leurs séquelles. Son œuvre ne devrait donc pas offrir ce chatouillement qu'apporte l'imaginaire pur à l'esprit. Au contraire, en donnant à son inventivité un pH irritant pour la digestion, Pohl oblige à rêver tout éveillé.

Les Annales de la cité présente une excellente illustration de ce travail. Cinq longues nouvelles, cinq mouvements d'une utopie en “si ?” mineur sur l'avenir de la Grosse Pomme. Les clichés actuels de la SF sur New York servent de base à sa démonstration : criminalité, terrorisme, tas d'ordures en expansion, drogue, mafia contrôlant la politique, implosion raciale. Ses héros sont plus que fatigués : épuisés.

Ainsi, non seulement la femme de Shire Brandon vient de se suicider, sa fille de partir en cavale, mais ses projets sont blets à force de mûrir en bas de la troisième pile à gauche sur la table du maire. Pourtant, c'est un jeune veuf qui a des idées d'avenir, comme l'assemblée municipale globale qui pourrait débloquer pas mal de problèmes en consultant instantanément, par les canaux audiovisuels, les citadins sur leurs problèmes. Antihéros par excellence, Brandon finira par imposer sa solution grâce à un imbroglio. À l'image de cet idéaliste à bout de souffle, tous les personnages des Annales de la cité contribueront à faire naître un New York toujours plus propre à l'abri de son dôme tout neuf. Parce qu'ils se situent innocemment au carrefour de l'Histoire, entre Kennedy et son assassin par exemple, et qu'ils portent sur eux le gilet pare-balles de l'évolution. Catalyseurs de crises sociologiques, l'utopie se fait sur leur dos. Mais il est impossible à un seul homme de bonne volonté de balayer toutes les rues de New York.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 244, juillet-août 1987

Frederik Pohl : Casse-tête chinois

(Black star rising, 1985)

roman de Science-Fiction

chronique par Philippe Curval, 1987

par ailleurs :

Casse-tête chinois se présente d'une manière plus grinçante. Le grand cataclysme nucléaire américano-soviétique a frappé. Grâce aux Chinois, les rares survivants des États-Unis connaissent les joies du communisme. Le jeune Castor celles des fermes collectives. Pohl en profite pour se livrer à une caricature du système. Mais voilà qu'outre-espace, des extraterrestres prétendent libérer les “vrais Américains” du joug asiatique. Pohl n'hésite pas alors à réduire à néant le mythe yankee. Mais à force de jouer avec les paradoxes, le roman bascule dans la confusion. Castor dans l'attentisme. C'est in extremis qu'il parviendra à remettre les pendules à l'heure, à l'heure zéro de l'Histoire, où d'autres civilisations peuvent naître si les peuples ont compris la démonstration par l'absurde de leurs propres erreurs. Même si le texte a parfois des faiblesses, il est sauvé par une dynamique propre à la SF, qui consiste à remettre en question les conclusions de chaque chapitre dans le chapitre suivant. Autant Pohl s'était plu à construire l'utopie dans les Annales de la cité, autant il s'exerce dans Casse-tête chinois à concasser celles qui nous servent aujourd'hui de soi-disant modèles. Il y a quelque chose de swiftien dans ce plaisir rageur à broyer du noir.

Ainsi, la Pohl position s'explique : quand l'aventure survient, la seule chance pour l'être humain consiste à partir le premier, qu'importe le sens dans laquelle elle se présente. À condition d'avoir un bon rétroviseur.

Philippe Curval → Magazine littéraire, nº 244, juillet-août 1987