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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 147, août-septembre 1976

Anthologie composée par Bernard Grand & Jacques Pradel : Contes à rebours

Jean-Claude Forest & Paul Gillon : Labyrinthes

Jean Le Clerc de La Herverie : Ergad le composite

Philip Wylie : la Fin du rêve

Frederik Pohl : l'Ère du satisfacteur & la Promenade de l'ivrogne

Ce fut une jolie nuit de délire : dans l'immense taverne gothique de la gare de Metz, des joueurs de foot, par tablées entières, braillaient « Allez les bleus », tandis que deux filles d'un blond identique se flanquaient mutuellement des paires de gifles, sortaient en coup de vent et revenaient bientôt, pour se tabasser à nouveau. Des serveurs, funambules, passaient au milieu de cette cohue, livrant des pleins plateaux d'une bière dégueulasse. La fumée des cigarettes jouait de l'accordéon au ras de la voûte ogivale. Michel Demuth, dont la peau remarquablement blanche faisait comme un fanal dans la pénombre dorée, avalait un énorme steak tartare avec un air de contentement ineffable ; dans le coin opposé, Theodore Sturgeon sortait ses lunettes pour nous expliquer comment elles fonctionnaient : Robert Louit, Simone Arous et moi les essayions religieusement, comme si les verres de Sturgeon pouvaient avoir des capacités supérieures à celles des autres. Enfin, c'était une nuit télépathique. Il pouvait être cinq heures du matin. Au cours des déambulations nocturnes, Sheckley, Harrison, Farmer, Walther, Ruellan, Andrevon, Jeury et les autres s'étaient allongés pour le compte, plus ou moins blindés. La réalité avait rejoint la fiction. La science s'était barrée au fil des bars. Il ne restait plus que cette illusion de gare dans cette illusion de ville où des joueurs d'un autre temps faisaient comme si on se trouvait encore au vingtième siècle. Et Sturgeon, le bouc en pointe, fendait l'espace mental, et nous brassions les heures.

Plus tard, bien plus tard, la lune prit l'aspect d'un point d'interrogation devant la Moselle qui refluait vers la mer parce qu'elle était prise de marée. C'est alors… Mais je ne vous raconterai pas la suite, si vous voulez la connaître, elle se situe à Limoges, l'année prochaine.

Enfin, tout ça pour dire que ce fut une belle convention de SF (et je dois avouer qu'a priori je ne suis pas tellement gourmand de ce genre de manifestation). Il y eut des débats comme tous les débats, des signatures de livres comme toutes les signatures de livres, des repas un peu moins bons qu'ailleurs ; mais ce n'est pas à ces détails routiniers, ni au fait d'être entouré d'une pléthore de fans, minorité jubilante, satisfaite et repue, que s'évalue la qualité d'une fête de ce genre. C'est au sentiment que la SF sort du cadre reclus des alcôves pour se diffuser dans la vie. On parle de spéculation à qui veut l'entendre et ce discours, ce dialogue, s'établit avec la ville, avec les gens. Croyez moi, ça enrichit de s'entretenir sur l'avenir de la pollution avec un balayeur municipal amateur de Science-Fiction ; lui, au moins, il sait de quoi il parle. S'il avait le temps d'en lire plus souvent, il serait content.

Le seul à qui cette convention de Metz a déplu, c'est Jacques Sternberg ; il l'a écrit dans un long papier du Monde, un bon quart de page. Pour lui, elle avait plusieurs inconvénients principaux : d'une part, personne n'était venu l'accueillir à la gare et d'autre part elle n'avait pas eu lieu à Saint-Germain-des-prés, au café de Flore plus précisément. Et puis les films projetés étaient tous ringards (y compris sans doute Je t'aime, je t'aime qui passait). Enfin, vraiment, pour qui le prend-on de le déranger pour rencontrer des écrivains américains qui ne parlent pas français ? Il paraît que ce genre d'article minable intéresse les lecteurs du Monde !

Dans le genre minable, je connais une autre réussite exceptionnelle : c'est un recueil de nouvelles intitulé Contes à rebours, paru aux éditions Mengès. L'autre jour, passant devant une librairie du Palais Royal, j'ai été accroché par une couverture à la Mucha, modifié 76, puis par le mot rebours qui m'est assez familier. Toujours à l'affût de ces nouveautés à l'improviste, je me suis précipité sur le volume et j'ai lu sur le dos de couverture cet avertissement : « Les Contes à rebours distillent, dans le cadre exquis de la nouvelle, le merveilleux et l'étrange dans un climat de rêverie poétique en forme d'évasion et de clin d'œil. Frottés au sel d'un humour savoureux, les Contes à rebours sont des gemmes aux surprenantes brillances, à savourer page après page, le sourire au coin des lèvres, en se laissant guider à la lisière d'une suave angoisse. Leurs auteurs sont de doux farfelus, d'aimables poètes de l'absurde qui vous feront rire et rêver en frisant sous vos yeux la chevelure rebelle et rutilante de leurs muses fantaisistes. ».

Séduit par cet extraordinaire jargon, j'ai acheté le recueil. Surtout parce que je suis un irréductible ennemi des monopoles et que j'ai voulu sincèrement parler d'auteurs de Science-Fiction français qui s'exprimaient hors des collections spécialisés. Las ! horreur ! je suis tombé sur un autre trou à rats, la mafia de la radio. Tous les copains étaient là. Et je te Fip, et je te Radio-Suisse et je te France-Inter. Enfin, ça n'empêche pas le talent d'exister sur les ondes ; j'ai donc poursuivi ma lecture. Une chose certaine, la plus grande partie de ces auteurs savent écrire, ils ont fait des études secondaires. Mais quel ton petit-bourgeois, quelle révulsion permanente à l'égard du monde qui change et se transforme ! Ces auteurs arborent une attitude bien française pour dire : « Vous savez, j'écris de la Science-Fiction parce que c'est la mode, mais n'y croyez pas trop. ». Et, en fait d'humour savoureux, lisez Marcel Aymé ; en fait d'imagination, voyez du côté des vrais écrivains de SF qu'ils auraient dû plagier ; ceux-là ont tété le lait de Jean Nocher plutôt que celui de Fredric Brown ou de Robert Sheckley.

Non, vraiment, ces Contes à rebours ne méritent pas d'être édités. Si j'excepte "Bzz" de Michel de Villers, "l'Escalier de la tour Margrit" et "Allergie" de Gérard Lamballe, "Délire psychothérapique" de Alain Féral, voilà un petit livre que j'aurai vite oublié.

Ce qui ne sera pas le cas pour le troisième volume des Naufragés du temps de Jean-Claude Forest et Paul Gillon, intitulé Labyrinthes. Une B.D. bandante.

Mon acide ami né Forest et Gillon, son compère, né rue de l'Espoir, se sont mis en quatre pour nous concocter un épisode capiteux qui ne doit qu'à leur talent. Au premier abord, on pourrait s'y tromper, le dessin semble froid, la situation est assez conventionnelle, mais les dés sont truqués. Peu à peu le scénario se distord grâce à un savant et secret travail de l'image, et du son (je parle des bulles). Le héros, un peu terne, devient horripilant, au profit des personnages secondaires qui éclatent d'invention. Bref, cette B.D., qui se veut extérieurement d'une approche très commerciale, se chauffe au feu de l'imaginaire et de l'humour que les auteurs ont allumé sous les pages.

Tout commence dans une morgue baroque installée sur une planète lointaine ; l'énigmatique Christopher cherche Valérie, sa compagne issue, comme lui, d'un lointain passé de la Terre. La morte que recouvre un drap, éclairée par les boules de lumière que portent les effigies murales de guerriers morts, ressemble à celle que le héros recherche. L'arabe fou Abdul al Azred découvre le corps de la femme, qui se termine en crustacé à partir de la taille. L'arabe, que le cadrage découvre en plan général, est nanti d'une carapace identique. Il demande à Christopher : « L'homme du système n'aime pas les femmes de Siriline… Les crustacés lui donnent de l'urticaire ? » Dès lors, toute l'aventure va se dérouler sur ce ton déphasé, passant de l'épouvantable au sarcastique, du mystérieux au mordant, de l'étrange au grinçant.

Pour assurer cette perpétuelle distanciation des auteurs par rapport à leur sujet et ce travail de destruction-création qu'ils opèrent avec le scénario, une mise en scène soignée, à la Cecil B. de Mille, structure l'image. L'architecture de la planète lointaine est fonctionnelle, tous les objets, le mobilier, les armes-gadgets (tel le bâton à phasme) sont conçus pour être utilisés par n'importe lequel des lecteurs ; les personnages sont toujours saisis dans une attitude signifiante ; la foule n'a pas l'air composée de figurants inutiles. Deux reproches mineurs cependant : ce “balayage chromatique” un peu hasardeux que subissent les planches et qui fait, par exemple, brusquement passer le personnage du Tapir du vert au jaune d'une image à l'autre, tandis que les couleurs du décor s'inversent. Je n'en ai saisi ni l'utilité ni la nouveauté. Quant à la stéréotypie des traits féminins, elle ressortit des obsessions sexuelles du dessinateur. Chacun ses goûts.

Mais que cela ne vous arrête pas. Labyrinthes est une bande dessinée d'une belle subtilité. Les événements y signifient autre chose que ce qu'ils semblent exprimer, les personnages les plus absurdes et les plus extravagants surgissent dans la réalité avec autant de naturel que s'ils existaient. Enfin, le jeu sophistiqué entre les auteurs et leur propos introduit une véritable dimension métaphysique dans l'univers de la bande dessinée.

« Peut-être s'agit-il d'un scénario écrit par la fatigue et le hasard, un mauvais rêve qui n'aura aucune suite », dit Mara à Christopher ; et celui-ci répond : « Je ne pense pas qu'on se tire si facilement d'un tel cauchemar. » Ceci ne fait aucun doute et, par moments, j'ai l'impression que les images de Labyrinthes ont déteint sur mes rêves.

Puisque nous sommes dans le domaine français, poursuivons, avec Ergad le composite de Jean Le Clerc de La Herverie. Il s'agit d'un discours unilatéral où le réel est évacué au profit des fantasmes particuliers de l'auteur. Ergad, le héros, est né à 32 ans, de la fusion de plusieurs entités symboliques. Il va chercher l'explication de son existence dans un univers où les choses et les gens naissent par hasard et selon les exigences et les besoins de Jean Le Clerc de la Herverie. Doué des trois obsessions traditionnelles, flip-trip-mosik, et persuadé que le monde est une merde dégueulasse où il n'a rien à foutre, Ergad, chevalier électrique, va partir à la quête des légendes que notre siècle a démystifiées grâce à la technologie. Il découvrira entre autres que la Table Ronde, aujourd'hui, ne sert plus qu'à organiser des débats. Après quelques belles déclarations sur la banalité de l'univers, l'innocence de l'être et la responsabilité des géniteurs, Ergad résoudra son complexe d'Œdipe dans une formidable partouze avec ses parents, qui en mourront évidemment.

Après cela, le dormeur-réveillé, toujours prisonnier de son rêve d'existence, cherchera à s'incarner en lui-même sans savoir exactement ni comment y parvenir ni si l'enjeu en vaut véritablement la peine. Cette fin décomposée décomposante n'est ni anar, ni marxiste, elle est leherveriste ; ce n'est pas une doctrine à laquelle j'adhère.

Ergad le composite est un roman éparpillé, plutôt qu'un roman éclaté, il est composé d'une suite de courts chapitres alternés où Jean Le Clerc de La Herverie se grise de mots avec un agréable bonheur d'écriture, où l'humour, la vivacité d'esprit, les trouvailles de style font ménage avec le flou, le facile. Bref, il appartient à cette littérature expérimentale peu expérimentée qu'Alain Dorémieux aime accueillir dans le berceau de sa collection et qui représente un fameux pari sur l'avenir. S'il abandonnait un peu de ce terrorisme intellectuel sous-jacent, à tendances légèrement fascisantes, qui émerge de son œuvre, nul doute que Jean Le Clerc de La Herverie épanouirait son réel talent de fabuliste.

Passons immédiatement à l'opposé. c'est-à-dire à la Science-Fiction réaliste, dont Philip Wylie est un des grands représentants. La collection "Anti-Mondes" sort son dernier roman — qui est probablement le dernier roman tout court de l'humanité —, la Fin du rêve. Il s'agit d'un chant profond et sincère, d'un appel en faveur de la survie de la Terre, menacée par la pollution. Dans ce roman, Philip Wylie a mis toute sa science, toute sa conscience, toute son ardeur pour convaincre ses contemporains de l'urgence des mesures à prendre pour sauvegarder l'environnement.

Face à l'expansion industrielle désordonnée qui nous menace, il tente de faire virer l'opinion de ceux « qui ne peuvent tout simplement pas admettre l'hypothèse que l'homme dépend encore si complètement des formes de vie, des systèmes écologiques, des phénomènes naturels, des équilibres délicats entre les éléments naturels, des équilibres délicats entre des éléments aussi vastes et volumineux que l'air et l'eau, que la science et la technologie sont incapables de trouver un moyen de le sauver des très nombreuses, et souvent très réelles menaces que nous relevons. ». J'ai mis volontairement cette citation au présent car, hélas, dans le roman de Wylie, cet exorde est inutile : l'humanité a brisé son beau jouet, notre planète.

Il ne s'agit pas d'éluder le débat et de me tenir dans une prudente réserve en ce qui concerne ce pronostic de fin du monde. Néanmoins, je voudrais dire qu'en cette matière, les écologistes mystiques me paraissent aussi dangereux que les pollueurs. Ils relèvent tous deux de ce manque de maturité scientifique, économique et génétique qui caractérise un grand nombre de responsables ou d'irresponsables.

Cela dit, malgré sa vision excessivement pessimiste de notre avenir, Wylie n'utilise aucune méthode déloyale pour la démontrer. Je n'entrerai pas dans un débat technique sur l'énergie nucléaire, les dangers du déboisement, du réchauffement des eaux, le contrôle des déchets, débat qui sortirait du cadre purement littéraire que je me suis fixé pour cette chronique. Tous les arguments scientifiques que Wylie introduit pour étayer son discours peuvent être contestés et sont discutés par des gens d'une égale bonne foi. Ce qui importe, c'est que la Fin du rêve décrit l'évolution d'une situation réelle à l'aide d'une large extrapolation, mais que les hypothèses sur lesquelles s'appuie le roman, si elles sont aléatoires, ne sont pas contestables. Sans demander le désengagement de ceux qui luttent contre la pollution, j'estime qu'un roman spéculatif comme celui de Wylie a plus d'efficacité que certaines vociférations stérilisantes. En revanche, il aura un pouvoir néfaste sur ceux qui courent se jeter à la rivière dès qu'ils entendent la sonnerie de leur réveil.

Le pouvoir d'invention de Philip Wylie à propos des maux qui nous menacent est réellement très varié. Il procure un frisson prémonitoire. Que ce soient les algues mutantes qui occupent brusquement les rivières et les lacs, les aliments Masters qui font véritablement “péter” les chiens, l'accumulation de produits chimiques qui transforme un fleuve en bombe, l'apparition d'une nouvelle race d'abeilles dont la piqûre est mortelle, l'attaque des vibs ou la mort du riz, tous ces exemples prouvent « qu'aucun malheur de l'environnement, aucune faute contre l'écologie ne sauraient être qualifiés de typiques. Chacun d'eux est unique en son genre, mais ils sont comparables. C'est ainsi que, d'une centaine d'événements, les uns cachés, les autres divulgués, n'importe lequel aurait pu remplacer ceux qui ont été choisis », affirme Wylie. À ce niveau spéculatif se situe le pouvoir détonnant de son œuvre. En effet, ce n'est peut-être pas dans le pronostic de certains futurologues alarmistes que se dissimule le véritable danger, mais dans l'évolution anormale de la situation, dans la formation de phénomènes que nous ne pouvons pas prévoir. Car si l'on peut facilement imaginer et juguler un certain nombre de catastrophes naturelles, il est pratiquement impossible de deviner comment se comportera un corps chimique qui n'existe pas encore, une race d'insectes qui n'est pas encore née, des végétaux qui n'ont jamais germé.

Cette démonstration paraît très convaincante. Ce qui l'est moins, par contre, c'est la philosophie du conservateur libéral que fut Philip Wylie. Dans ses jugements à l'emporte-pièce, il attaque l'existentialisme, l'église et la pornographie avec une égale vigueur. Mais il prend soin, malgré son évident désir de changement, de chanter le respect de Dieu, la noblesse de certains êtres humains que l'intelligence et la naissance placent au-dessus des lois. Bref, il fait état d'une morale d'état d'urgence qui nous ferait croire que nous n'avons pas quitté le dix-neuvième siècle. L'eau polluée a coulé sous les ponts depuis, c'est à chacun d'en prendre conscience et d'y trouver remède, sans recourir aux conseils de “papa”.

Nous en arrivons maintenant à ce que j'appellerai volontiers la guerre des Pohl, ou Pohl nord contre Pohl sud. L'origine de ce combat est né de l'apparition subite de l'Ère du satisfacteur au Masque et de la Promenade de l'ivrogne chez Émile Opta. Après des années de silence polaire sur les romans de Pohl (à part l'Ultime fléau), voici que revient le temps de celui qui restera l'auteur d'un des dix chefs-d'œuvre de la nouvelle SF, la Tête contre les murs. Ce n'est pas trop tôt : qu'on nous redonne de ses romans, de ses anthologies et même de ses œuvres kornbluthées. Pohl est d'abord un écrivain commercial, mais quand il se veut génial, son efficacité est démontrée. Premier Pohl donc, l'Ère du satisfacteur. « Forrester, qui avait trente-sept ans quand il était mort brûlé vif, alluma une cigarette pour s'aider à réfléchir sérieusement à la situation. » nous raconte Pohl, pince-sans-rire. En fait, Forrester a été hiberné ; on l'a fait revivre six siècles après son décès et les choses ont beaucoup changé. Quand il ressuscite, frais et dispos, il possède un quart de million de dollars et un “satisfacteur”. « Les seules choses qu'il n'avait pas étaient celles qu'il ne désirait pas parce qu'il les avait déjà eues : famille, amis, position sociale. »

Ce héros, possédé par une frénétique envie de brûler son quart de million, tombe dans un siècle où la consommation s'est amplifiée jusqu'au délire. Et, comme il y a toujours un président des États-Unis — ce qui fait preuve d'un bel optimisme à l'égard de la démocratie américaine —, il croit fermement au dogme capitaliste. Hélas, comme tous les épargnants d'aujourd'hui qui déposent innocemment leur petit pécule dans les caisses d'épargne, il s'aperçoit bientôt que ses intérêts composés se sont décomposés, que l'inflation a singulièrement réduit son quart de million de dollars et qu'il lui reste tout juste de quoi vivre pendant une semaine.

De surcroît, son “satisfacteur”, sorte de projection phallique de poche de l'ordinateur, exauce tous ses désirs, ce qui est prohibitif.

Sur ces données corrosives, les 150 premières pages du roman nous transportent allègrement. Puis, plof ! Fatigue, embarras gastriques, soucis d'argent ? C'est l'hiver. Pohl pédale dans le vide, ses personnages aussi. Heureusement, un sprint final et l'aide d'un Sirien très sympathique rétablissent la situation. En fait, le véritable souci de Forrester était un problème d'emploi. Car, comme le dit Pohl : « Qui aurait payé un salaire à un moniteur de ski au moyen-âge ? ».

L'Ère du satisfacteur n'est sans doute pas le meilleur des romans de notre auteur, mais il serait dommage de le négliger. Sa dose d'humour désinvolte incite au plaisir de lire et permet à Pohl de se livrer, en sourdine, à sa guerre personnelle contre l'Establishment.

La Promenade de l'ivrogne, par contre, est à lire en toute première priorité.

Certains pourraient dire à ce propos qu'après avoir terminé par un coup de Jarnac à l'égard du Masque, je vais encenser le bouquin d'Émile Opta pour conserver ma sinécure. Rassurez-vous, je ne me vends pas encore à si bas tarif. Ces seize lignes, qui ne m'auront coûté que la sueur de lire un volume supplémentaire, vont me rapporter dans les 8 francs. Ce qui vous renseigne sur les conditions de survie d'un chroniqueur de SF, surtout quand il a des goûts dispendieux. Je révèle ce chiffre, parce qu'à Metz nous en avons déjà découragé pas mal qui voulaient écrire de la Science-Fiction dans l'intention d'en vivre grassement. Pour gagner l'équivalent du SMIC, il faut écrire au moins trois romans par an pour être sûr d'en publier assez ; faire quelques nouvelles pour assurer la soudure et des articles pour son argent de poche. L'inconvénient, quand on croit avoir quelque chose d'important à dire, même si ce n'est qu'un subterfuge de son inconscient, c'est qu'il faut parfois plus d'un an, à plein temps, pour écrire un bon roman.

Donc, revenons à Pohl et à la Promenade de l'ivrogne. Le début est superbe et très littéraire. Il fait partie de ces débuts qui donnent envie d'être un auteur de SF. Ah ! le bonheur de commencer un roman par la première idée saugrenue qui vous passe par la tête et de savoir qu'à partir de cette proposition, on parviendra à établir logiquement sa plausibilité quels que soient les détours que l'imagination devra emprunter pour y parvenir ! Bien, me voilà pris en flagrant délit de contradiction. J'encourage ceux que j'ai découragés de se laisser aller à leur intuition créatrice, ce qui va encombrer le marché et augmenter encore le nombre de livres à écrire annuellement pour survivre. Quel est le problème que devra résoudre Cornut, professeur à l'Université ? C'est la neuvième tentative de suicide à laquelle il se livre depuis sept semaines. Chaque fois qu'il se trouve à l'état de demi-sommeil, le moindre couteau, la plus petite fenêtre lui est prétexte à se tuer. Et sa situation s'en ressent. Autour de l'Université, il y a 12 milliards d'habitants ; la compétition est sévère, même si vous possédez des aptitudes remarquables, il y a tout de suite 500 personnes qui ont le même talent que vous. Son Maître, Carl, protège Cornut, mais Saint-Cyr, le monstrueux doyen, l'entend-il de cette oreille ?

« Son visage était un artefact de laideur. D'anciennes et profondes cicatrices formaient sur sa figure un réseau, comme ces mousselines légères qui enveloppent les fromages. Chirurgie ? Personne ne le savait. Et sa peau avait une teinte bleu cyanosée. » Le dialogue s'engage entre Cornut, Maître Carl, Saint-Cyr, Locille, la jeune étudiante et Eggerd. Dialogue bizarre, ponctué d'apartés, dialogue erratique, sinueux autour de ce sujet terrible : comment éviter que Cornut ne se tue ?

Il est possible que je radote et que mon cerveau rétréci ne puisse envisager qu'une comparaison avec tout ce que je lis, mais comment ne pas évoquer Dick à l'exposé de cette situation. Même personnage enfermé dans sa névrose qui lutte pour retrouver un univers normal ; mais la réalité fuit, se complique, le piège. Pour s'en sortir, son sens de l'adaptation lui fait plier l'univers autour de ses conceptions erronées. Ainsi, en 52, avec le Bal du cosmos, de MacDonald et cette Promenade de l'ivrogne de Pohl, qui date de 1960, retrouve-t-on une filière très précise qui nous conduit jusqu'à Dick, dont les premiers romans “Dickiens” ne paraîtront pas avant 1964. Il est en effet peu probable qu'au sein du petit monde clos que forme le milieu de la Science-Fiction, Dick n'ait pas eu connaissance de ces œuvres. Mais ceci, évidemment, reste à démontrer.

Maître Carl est un mathématicien, et son disciple Cornut cherche à approfondir la Loi de Wolgren qui se rapporte à la répartition d'éléments non uniformes dans des populations prises au hasard. Cette loi, jusqu'à présent, a surtout servi à établir des paramètres pour rejeter les sardines en boîte de mauvaise qualité ou prévoir des résultats électoraux. Mais peut-elle directement s'appliquer à l'homme ? De même qu'un atome de fluor chasse l'oxygène d'un composé, existe-t-il une loi qui pousse les hommes à produire des bébés, en dehors de la simple question de sexualité. Les bébés sont-ils obtenus par une loi mathématique qui en élève la production à quatre cents millions par an ?

Alors, commence un grand chant mathématique où Pohl nous rend sensible l'envoûtement des chiffres et des nombres. Pour résoudre ce problème, quelle est la bonne démarche ? Celle de l'ivrogne, rappelant le mouvement désordonné des molécules, ou celle de l'homme soi-disant lucide, en ligne droite, qui lui fait écarter tout ce qui ne se trouve pas dans le droit fil de son angle de vue.

Cornut, qui a mal à la vie, qui titube, de suicide en suicide, entre l'existant et le néant, démontrera la supériorité de la démarche de l'ivrogne sur celle du non-éthylique. Il faut toute l'étrange respiration de ce roman, à mi-chemin entre le récit onirique et le documentaire réaliste pour nous rendre sensible la subtilité de cet itinéraire mental.

Précipitez-vous donc sur ce Pohl (avec, en prime, la Tribu, de Pohl et Kornbluth), mais prenez soin, en le lisant, d'écarter de votre main qui ne tourne pas les pages tout objet coupant, perçant, strangulant ; ne buvez rien qui ne vous soit servi par un autre que vous-même, fermez vos fenêtres avec des cadenas dont vous jetterez la clé dans les waters. Prenez toutes vos précautions, la Promenade de l'ivrogne est un roman autocalanchatoire.