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Vous êtes ici : Quarante-Deux Archives stellaires Philippe Curval Petite chronique de nuit 16

La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 145, juin 1976

Robert Fuest : les Décimales du futur

Métal hurlant nº 5

Albert Higon: les Animaux de justice

Christian Léourier: l'Envoyé du quatrième règne

Georges Soria: la Grande quincaillerie

Robert Merle: Madrapour

Jack Saunders & Howard Waldrop: Israël frappe à Dallas

Dean R. Koontz : la Chair dans la fournaise

J'avais l'intention absurde de commencer cet article au bord de la mer, sous le soleil, entre palmiers et cocotiers, mamelles de l'évasion, en prétendant que la Science-Fiction y perdait de sa séduction. Stupidité ! En vérité, les parutions de ce mois ne m'ont pas apporté leur cortège de satisfactions habituelles — comme disent les critiques chevronnés. Passant de livres assez bons à des livres moyens et de livres moyens à des livres médiocres, voire franchement mauvais, je m'enlisais lentement sous les sables de la neurasthénie. (Ce style ampoulé est destiné à m'éclairer la nuit.) Il a suffi que je me replonge dans une "Série noire" de la grande époque, et surtout dans 334, de Thomas Disch — dont je vous parlerai la prochaine fois — pour me retrouver tout ragaillardi. J'en ai conclu que le roman de SF acquérait au contraire, sous des latitudes exotiques, un aspect plus envoûtant, offrant à l'esprit d'accéder pleinement aux constructions de l'imaginaire.

Non pas dans le style “opium du peuple”, que ses ennemis ont tendance à faire endosser au genre romanesque tout entier, mais plutôt “aspirine du prolétariat”. Le roman spéculatif, par sa mise en boîte conventionnelle sous l'étiquette de la forme et du fond, est une merveilleuse machine à produire une vasodilatation neurale qui éclaircit les idées. Il crée un point de tangence avec les apparences qui place le lecteur dans une situation d'observateur privilégié. Bref, je suis certain qu'il imposera un jour sa préséance sur le livre d'information dont la vogue stupide a envahi l'édition. Forme achevée de la création littéraire, la fiction proclame sa part de subjectivité. Tandis que les livres d'histoire, les récits de voyages, les mémoires d'hommes célèbres ou bizarres, les comptes rendus réalistes sur les champs d'atterrissage de soucoupes volantes incas et tutti quanti, établissent leur authenticité grâce à des alibis frelatés, des preuves trafiquées. Méfiez-vous de ces best-sellers du document (“baise c'est l'heure” en nouveau français giscardien [1]). Ils ressemblent fort à du bourrage de crâne lyophilisé sous vide.

Pas tellement brillant ce petit paragraphe ; mais après tout, ce qui est écrit est payé. Il prouve de ma part une tendance fatale à m'essayer dans la verve caustique, qui, paraît-il, hausse le statut de critique vers les sommets. Ce qui s'oppose au marxisme-mandrakiste !

Aussi éviterai-je de parler des livres de ce mois qui ne m'ont pas enthousiasmé, sauf le Higon et le Koontz, qui sortent du lot. J'évoquerai donc d'abord un film, les Décimales du futur, de Robert Fuest, d'après the Final programme, de Michael Moorcock. Je n'ai pas lu the Final programme car, chaque fois que je peux éviter de lire un Moorcock, je ne m'en prive pas. Par contre, j'ai vu le film projeté à Paris le temps d'un éclair. Autant l'histoire ne m'a pas convaincu malgré un retournement final assez humoureux, autant le style du réalisateur, la qualité des images m'ont agréablement surpris.

Super B.D. pour super fans, les Décimales du futur se présente tel un film populaire du genre serial, entièrement traité dans un style sophistiqué, paradoxal et décadent, à la manière du Modesty Blaise de Losey, suprême expression du snobisme des années 1970. Autant dire que les spectateurs non avertis se sont empressés de déserter la salle. Si par hasard, mais vos chances sont faibles, cette bande passe sur vos écrans, n'hésitez pas à la voir. Malgré l'aspect souvent irritant de la performance, il y a quelques passages d'excellent cinéma de Science-Fiction.

Pour suivre, faisons hurler le Métal. Après la splendide couverture du numéro 5, cette dernière livraison nous propose en effigie "le Major Gruber" de Mœbius. À l'intérieur, "Crux Universalis Eternity Road" d'Enki Bilal, assez ludique et pas mal torché. "Le Garage hermétique de Jerry Cornelius", de Mœbius, à suivre. "Lune de miel", de Tardi, aurait mérité d'être traduit. "Simone et Léon", de Margerin ou Marjorin, la signature n'est pas la même au sommaire que sur le dessin, vraiment bon, vraiment marrant. "Le Major fatal", de Mœbius, absolument splendide, mais hélas, Mœbius nous a drogués à la couleur et nous sommes ici en état de manque. "Les Aventures de Roger Fringant", de Lob, une reconstitution historique saisissante d'une BD imaginaire d'Alain Saint-Ogan. "Les Merveilles de L'univers" d'un collectif, pas lu, trop petit. Le chapitre 4 de "Den", de Corben. Je ne sais pas si ça vous fait cette impression, mais d'un épisode à l'autre tous les trois mois, on a complètement oublié ce qui s'est passé la dernière fois ; comme on a la flemme de consulter sa collection pour comprendre, on se contente de regarder. Et nous voilà récompensés par la très charnelle qualité des images et leur densité de dépaysement. "La Reine dorée", dessins de Bihannic, paroles et musique de Druillet, un assez fulgurant saccage. Enfin un superbe Masse que je considère comme un des seuls génies authentiques de la B.D.

Vous aurez reconnu dans ce raccourci une imitation du style laconique critique de Dionnet, qui lit plus vite que son ombre. Son "Mange-Livre", dans le même Métal, ridiculise, par son appétit de comptes rendus lapidaires, Andrevon et Barlow réunis. J'espère faire plus concis la prochaine fois.

Passons maintenant si vous le voulez bien au chapitre des romans. Tout d'abord Albert Higon chez J'ai Lu avec les Animaux de justice. Pourquoi le docteur Jeury s'est-il transformé en monsieur Higon le temps d'un roman ? Doit-on supposer qu'il avait commencé les Animaux de justice à l'époque où il vivait sous le nom d'Higon et qu'il tenait à lui en imputer la responsabilité ? Ou bien veut-il marquer par là une différence entre la production Jeury et la production Higon (sans établir de hiérarchie entre leurs niveaux de qualité) ? Toutes les suppositions sont permises et cette liste n'est pas limitative.

Référons-nous donc à l'œuvre pour tenter de découvrir laquelle est la bonne. Première remarque : nous quittons ici l'univers chronolytique pour retrouver un espace de Science-Fiction plus conventionnel ; nous abandonnons le style en boucle des grands romans de Jeury pour aborder celui du réalisme psychologique, du moins dans la première partie. Nous avons tendance à conclure, c'est du Higon. Mais les nouvelles de Jeury n'appartiennent pas toutes à l'univers chronolytique et le style de certaines d'entre elles n'est pas sans évoquer la bonne vieille manière d'Higon. Alors ?

Surtout que le personnage central de ce Higon est un chercheur dans un centre expérimental, situation jeuryenne par excellence. Ce héros, ce guetteur est à l'affût de l'imaginaire, dans l'attente d'un événement espéré et redouté, Et, quand ce dernier se produit, l'espace et le temps se dilatent d'une manière toute jeuryenne. Ce phénomène a un extraordinaire impact sur les sens et sur la mémoire, il dynamite les habitudes de vie qui anesthésiaient le héros. Il apporte la révolution et libère l'individu atrophié, préfigure la renaissance de l'être, ce qui est aussi bien higonien que jeuryen. Qu'en déduire ? Que les Animaux de justice est un livre hybride écrit par l'auteur et son pseudonyme.

Qu'est-ce que l'opération Flash qui surprend Alain Gorda, Sandrine, Igor, Aubrey et le Dr Thieren dans !e camp expérimental où ils sont soudain enfermés : une opération survie ? une expérience sensationnelle sur la parapsychologie ? ou bien une simple invasion d'extraterrestres ?

Dès les premières pages des Animaux de justice, nous sommes saisis par un frémissement imperceptible qui nous entraîne progressivement vers un “outrepart”. C'est un courant induit de faible intensité qui, par pertes diélectriques, va nous plonger dans un espace fictif.

La situation se noue : soumis au champ Kert Kapela, Alain Gorda va-t-il suivre les Edaïns vers Aola Tanda, la planète où convergent tant d'énigmes ? Restera-t-il sur Terre pour se mêler à la guerre qui ravage la planète ? Ou, comme il le déclare, utilisera-t-il contre tout cela l'humour, qui est la plus puissante des facultés Psi ?

Disons-le tout de suite, il n'utilisera pas ce dernier pouvoir (sauf quand les envahisseurs fixeront autoritairement la température extérieure à 21°). Il se laissera entraîner dans une suite d'aventures antimystiques dont le folklore est issu tout entier du space opera et le vocabulaire d'Abraham Merritt. Chose lassante, tous ces mots inventés, empruntés à un exotisme de bazar ; ils provoquent un fatigant fading entre la réalité intérieure des personnages et les événements extérieurs où ils sont impliqués. Ce flou entre le conceptuel et le préconçu, qui voudrait nous entraîner vers les caves vaticanes du subconscient, finit par agacer après avoir surpris. Il brouille la perpétuelle interrogation-mutation des personnages et nous fait perdre le fil de leur itinéraire.

Puis, soudain, tout renaît dans la troisième partie du roman, où la justesse des décors et la précision intérieure des portraits psychologiques se reconstituent. Les retournements de situation multiples, les dédoublements de personnalité des héros se justifient. Pourtant, l'énigme fondamentale reste inviolée. Jusqu'au mot "fin", nous douterons encore de ce que nous avons lu.

Qui sont, en fin de compte, ces animaux de justice ? Une pure vaticination de Sandrine, en proie à l'angoisse et aux contradictions d'un monde voué à la technocratie, et qui vagabonde par l'imagination dans un univers privé appelé le Totum ? Ou bien des créatures dangereuses produites par une monstrueuse machine pondue actuellement sur Terre ? Ou encore, plus simplement, l'un des avenirs possibles de l'homme, enfin affranchi des sociétés où il s'est enfermé, et devenu maître de l'espace et du temps. Cette interrogation fiévreuse menée de bout en bout du roman ne donne pas lieu à une réponse certaine. C'est un véritable jeu de cache-cache auquel Jeury et Higon se livrent à coup de suppositions contradictoires. Il en ressort une forte impression d'inquiétude et de folie, de sensibilité à vif. Il ne manque à ce roman qu'un traitement plus homogène pour le hisser au niveau des précédents.

Toujours à l'affût de nouveauté, bien que nous arrivions à un moment où ce sont les nouveautés qui nous prennent à l'affût, j'ai voulu tester le quatrième roman de SF de Christian Léourier, paru dans la récente collection "Poche rouge" de chez Hachette. Il s'agit de la troisième aventure de Jarvis sur la planète Thalassa où un vaisseau interstellaire terrien a fait jadis un atterrissage forcé. Depuis, une civilisation post-industrielle s'est reconstituée sur Thalassa. Les hommes luttent de leur mieux et avec de faibles moyens contre les pièges innombrables de la planète liquide.

On le voit, ce roman destiné à la jeunesse retrouve le ton des grandes aventures chères aux Tallandier bleus et à la "Bibliothèque verte", mais dans un cadre avoué de Science-Fiction. Cette initiative est assez alléchante. Il est normal, à l'heure où la SF française devient une force vive, qu'elle fasse tache d'huile jusque dans ce domaine. Tache d'huile de faible étendue d'ailleurs, puisque de l'avis même du directeur de la collection "Poche rouge" la Science-Fiction n'y est introduite qu'à titre d'essai et limitée à quelques volumes par an. En dehors de Léourier, il n'y a pour l'instant qu'un Heinlein et un Silverberg, plus deux Christine Renard qui ne sont pas de la SF.

L'Envoyé du quatrième règne, de Léourier, commence mal. Dans les cinquante premières pages, le retour fréquent de longues explications coupe le rythme du récit, l'alourdit. Les rapports entre les personnages ressortissent de la pire convention chrétienne de la bibliothèque Familia. Leurs motivations et leur sensibilité n'ont pas évolué depuis le XIXe siècle. Tout se déroule dans un décor de Science-Fiction mais sans véritable parfum de citronnelle. On sent l'auteur tenaillé par le souci de mener le récit au plus proche d'une réalité immédiate, afin de ne pas inquiéter les éducateurs et les parents qui recommandent ce genre de livres à d'autres jeunes. Pourquoi faut-il que la jeunesse n'ait pas droit aussi à des antihéros ? À une littérature d'idées ? Jules Verne paraît un monstre d'imagination et de non-conformisme à côté de cette première partie.

Heureusement, après avoir endormi ses censeurs jusqu'à la page 55, tout s'améliore. Léourier décolle ! Pas très haut, mais suffisamment pour que l'Envoyé du quatrième règne ne soit pas à dédaigner.

Une île d'algues flottantes recouverte d'étranges champignons télépathes, de déchets de métal et d'une coquille mystérieuse envoyée par des extraterrestres en quête de collaborateurs, sert d'abcès de fixation. La vaste marina de Thalassa, ses flottes de navires, les rapports entre les castes rigides, le poids des superstitions forment les axes d'intérêt du récit. Jarvis, le jeune héros, tente de démêler les fils de l'intrigue. Dommage que les accents d'une misogynie caduque entretiennent le mythe de l'intuition féminine, même si celle-ci s'avère salvatrice. Bref, un roman à ne pas mettre entre les mains des jeunes féministes. S'il s'en trouve jamais qui lisent de la SF.

Vous le saviez tous, cela devait arriver un jour, la vieille "Présence du futur" change de couverture. On ne peut pas dire qu'elle acquiert de la classe ; mais enfin, commerce d'abord. Ne croyez pas que je sois attaché aux vieilles traditions. L'ancienne couverture de la collection était conçue pour le grand format dans lequel elle avait commencé à paraître. La rognure subie l'avait déjà amputée d'une partie de son prestige formel. Pourtant, telle qu'elle était, et sans tenir compte de son déclin progressif sur le plan de la qualité, elle ne me paraissait pas plus démodée que la collection du Masque qui date d'un lointain avant-guerre ou que la "Série noire" qui atteint bientôt ses trente ans. Enfin, nécessité fait loi. Pour passer des 5 000 lecteurs/volume des 180 premiers numéros de la collection aux 20 000 lecteurs/volume convoités, il fallait frapper un coup, déshabituer le chaland à acheter mécaniquement d'après la couverture, où une éternelle planète colorée projetait son ombre sur une page blanche. Donc, inventer un produit nouveau.

Produit nouveau ? Oui : d'une part parce qu'Elisabeth Gille succède à Robert Kanters — dont je ne dirai rien de peur de m'énerver inutilement — à la tête de la collection. Elle lui donnera sûrement une nouvelle orientation. Oui, parce que le cercle où se place l'illustration sommaire sur fond de couleur évoque de très loin l'ancienne couverture. Oui encore, parce qu'il y aura désormais un rythme de parutions mensuelles accéléré, avec des rééditions, des rempaquetages et des inédits.

Dire, par contre que le nouvel emballage du produit est réussi, ce serait inutilement flatter ses créateurs ; disons qu'il est présentable dans un drugstore (“boutique de drogue” en nouveau français giscardien). Quant à savoir ce que seront les tendances futures de la présente collection, l'avenir nous l'apprendra.

Faisons un prélèvement à titre d'expérience : la Grande quincaillerie, de Georges Soria. Qui est Georges Soria ? Le coauteur, avec Alain Decaux, de la grande machine mise en scène par Robert Hossein, le Cuirassé Potemkine, et, de plus, un historien, un poète, auteur dramatique, essayiste, traducteur, résolument tourné vers la Russie et l'U.R.S.S.

La Grande quincaillerie est son premier roman. Je serais tenté de dire : ça se voit ; mais ce serait un jugement facile. Le moins qu'on puisse reconnaître, en effet, c'est la singularité du roman de Georges Soria. Il ressemble à ces romans d'anticipation parallèles du style l'Île sous cloche, de Xavier de Langlais (qui firent mes délices avant que la SF s'instaurât en France), plus par le ton que par le récit lui-même. Dans la Grande quincaillerie, l'auteur prend parfois la parole pour nous donner son avis sur le comportement de ses héros, à d'autres moments il introduit des anecdotes sans rapport avec l'histoire qu'il raconte ; son goût forcené de l'allitération l'entraîne à écrire brusquement des phrases comme : « sa gueule noire ouverte où, couleur de nacre brillaient crocs et dents » d'influence un tantinet symboliste. Les dialogues sont brillants, fréquents et ne se veulent pas porteurs de message ; ils tranchent par leur qualité sur l'artificialité toute théâtrale des romans littéraires. Parfois Soria s'embarque sur des voies annexes qui rappellent Raillerie, Satire, Ironie et Significations cachées, de Christian Dietrich Grabbe. Enfin, les personnages répondent aux noms impossibles de Phybleue, Mathbleu, Phyrouge, Lingorouge, etc., ce qui me fait inexplicablement grincer des dents.

Ce vieil original — après tout, il n'est peut-être pas plus vieux que moi — ce vieil original quand même de Georges Soria n'a pas voulu se livrer à une métaphore violente et forcenée de la menace que représente l'informatique pour la liberté individuelle, pas plus qu'à une évocation subtile et alambiquée du problème. Tout simplement, il met les pieds dans le plat. Certes, l'exploitation du thème n'est guère originale, cette histoire de savants réunis dans le Grand Hôtel de l'Abîme pour établir un modèle mathématique du comportement antisocial et subversif sent furieusement son écrivain combattant, avide de transposer sur un plan exhaustif les périls et les tourments du XXe siècle finissant. Mais le style, le ton, l'humour, les apartés confèrent un charme libertaire à ce roman. La Grande quincaillerie augure d'un choix plus sûr et plus éclectique de la nouvelle direction de "Présence du futur".

Vient maintenant ce qui devait être l'apogée de cette chronique et qui va signifier pour moi le crépuscule d'un dieu intime dont je surveille passionnément la création depuis les origines. Il s'agit de Madrapour, de Robert Merle. Déjà, au vu du dos de couverture, j'aurais dû me méfier. On y lit : « Tournant le dos à la Science-Fiction, Robert Merle, imagine… » Tourner le dos à la Science-Fiction, c'est une façon de se dédouaner pour les romanciers qui en font et qui ne veulent pas que ça se sache : cela n'a jamais été la position de Robert Merle. Ses trois derniers romans sont de la pure SF et je n'ai lu jamais sous sa plume qu'il le contestait. Non, simplement, il ne s'en préoccupait pas, cherchant à atteindre le plus grand nombre à propos de grands sujets. Tourner le dos à la Science-Fiction, pour Robert Merle, c'est donc affirmer qu'il n'en fait plus.

En effet, Madrapour, c'est de la mystique-fiction. Je n'avais jamais perçu la moindre allusion à une croyance religieuse quelconque dans ses écrits jusqu'ici, j'étais même certain de son athéisme ; cette fois il affiche résolument des convictions chrétiennes. Pour moi qui ai la passion désuète de “bouffer du curé”, ça m'en a fichu un coup.

Soyons tolérants pour une fois, passons. Le sujet de Madrapour s'avère grand et vaste : il s'agit de la mort. Alors, pourquoi tout ce gros livre pour débiter quelques lieux communs sur le thème ? Pourquoi la mort doit-elle obligatoirement appeler le symbole et exclure un traitement spéculatif ? Pourquoi ne pas l'aborder sur le plan des hypothèses biologiques, excluant ainsi tout mysticisme ?

« En bref, je me reproche la sottise que je viens de dire à Pacaud : on naît, on se reproduit, on meurt, à quoi cela rime-t-il ? Je n'y reconnais pas ma philosophie de la vie » fait dire Merle à son personnage central qui ajoute : « Alors que précisément, en tant que croyant, je pense détenir la vérité sur le sens de la vie. ». Il se trouve malheureusement que cette vérité sur le sens de la vie n'est jamais évoquée ici. Et c'est tout le drame de ce roman où les dialogues sonnent creux, où les personnages qui se veulent représentatifs d'un certain type de société sont sans consistance, où l'histoire elle-même se délite dans l'indéfini.

On peut parfaitement admettre que des voyageurs à destination de Madrapour s'aperçoivent brutalement, à la faveur d'un acte de piraterie, que l'avion qui les conduit n'a pas de pilote et qu'il est dirigé du sol. Ce sol prend alors une importance énorme et terrifiante dans l'esprit des passagers. Voilà l'occasion d'un roman réaliste, implacable où les sentiments, les idées se confrontent avec intensité. Mais non, dès le départ, Merle verse dans le flou, le symbolique. L'aérodrome de Roissy est désert, les bagages sont engloutis on ne sait vers où, les pirates de l'air sont énigmatiques, tout baigne dans un climat solennel et artificiel. Pas de sang, pas de souffrance, pas d'angoisse, simplement des dialogues qui s'élèvent parfois à quelque intensité, le temps d'une réplique.

Vous qui aimez Robert Merle, ne partez pas avec lui pour Madrapour. Si la mort n'est qu'une discussion de plus, je préfère ne pas mourir.

Il se sont mis à deux, Jack Saunders et Howard Waldrop, pour écrire Israël frappe à Dallas, dans la collection "Contre-coup", récemment mise sur le marché par les éditions du Sagittaire. Comme les créateurs de cette collection étaient à l'origine ceux de "Chute libre", ils ont estimé à bon droit qu'ils pouvaient en reprendre un peu le style : même format, même papier de couverture, mais changement d'illustration ; du talent, c'est parfait. Ils ont même complètement modifié leur catalogue. Finis, les Farmer anémiques et débilitants. Saunders et Waldrop font de la véritable Science-Fiction. Ils imaginent que des mercenaires israéliens soutiennent les pauvres États-Unis dans leur guerre contre le Texas indépendant. Ce n'est pourtant pas de la politique-fiction. Point de politique dans cette histoire. Il est simplement fait allusion aux purs de la ReTex qui sont les Fils d'Alamo et aux billets de banque de cette république qui portent l'effigie de John Wayne. Ce qui pourrait sous-entendre que les Texans sont fascistes et racistes. Mais rien n'est affirmé sur les opinions de leurs adversaires. Ce sont simplement des mercenaires à la recherche de profits. Il y a bien des Cubains qui débarquent quelque part ; comme on ne les voit ni ne les entend, on ne sait pas s'ils ont conservé les mêmes convictions qu'aujourd'hui.

Donc, il s'agit purement d'un livre de guerre future comme en écrivit le capitaine Danritt. La plus grande différence entre ceux de Danritt et Israël frappe à Dallas réside dans le fait que les personnages de Saunders et Waldrop disent fréquemment « putain de bordel de merde », ce que le capitaine Danritt n'aurait jamais écrit, car il était très poli.

Livre de guerre animé, bien construit, assez intéressant, je suppose, si on aime voir les gens se taper sur la gueule à coups de bazookas et de canons de char. Il y a même de bonnes notations annexes : l'apparition de gros cafards pacifiques, les Cheyennes iconoclastes qui se font appeler Fils de Volkswagen, Israël gardien de la bonne tenue démocratique embouteille le Coca-Cola pour les U.S.A. qui n'en sont plus capables. Quel dommage que toutes ces idées parallèles n'aient pas contaminé Israël frappe à Dallas. Au lieu de faire du tout cuit, Saunders et Waldrop auraient pu faire un excellent bouquin sur la grande décadence qui approche.

À moins qu'ils ne se soient pris au sérieux et qu'ils pensent sincèrement qu'Israël est le plus sûr gardien de la démocratie ? Alors, j'aurais préféré lire un roman sur les Palestiniens, tout unis sous la houlette d'El Fatah, venir aider la Communauté européenne à lutter contre les séparatistes bretons.

Pour finir, parlons un peu du retour de Dean R. Koontz. Ce retour, pour moi, est en réalité une première car je n'ai pas lu la Semence du démon. Des aficionados bien intentionnés m'avaient dit : « Tu verras, Dean R. Koontz, ça sent le fabriqué ! ». Si c'est ça la fabrication, je veux bien en connaître le secret. En premier lieu, la Chair dans la fournaise fourmille d'idées originales : en particulier celle de la Terre redevenue propre et belle après le départ de ses enfants pour l'espace et qui attend en vain leur retour ; ou encore, celle du Fourneau des Vonopéens d'où sortent des petites marionnettes de chair, et du marionnettiste qui ne peut regagner les étoiles faute de pouvoir acquitter ses taxes de sortie.

Ce qui importe, c'est la très curieuse sensation de cauchemar éveillé que procure la lecture de ce livre. On perçoit qu'il existe une réalité sous-jacente, non affirmée, à l'histoire qui nous est contée. À mille détails invisibles, on la palpe, on la devine. Pourtant, comme on est obligé de suivre le récit puisqu'on est à l'intérieur d'un livre sans évasion possible à moins de refermer les pages, on se contente d'en suivre les événements, rassurés après tout de ne pas s'engluer dans le subconscient de l'auteur.

Les personnages eux-mêmes, Pertos, Sébastien l'idiot, Bitty Bélina la marionnette, semblent pressentir qu'il y a autre chose au-delà de cette réalité que leur impose l'auteur. « Plus rien n'était réel. En fait, jamais rien n'avait été réel, mais maintenant, tout n'était plus que rêves, illusions qui flottaient dans cette brume d'azur enveloppant le monde. » Telle est la vision qu'emportera Sébastien l'idiot, moderne apprenti sorcier, avant de quitter la vie. Sans doute perçoit-il enfin les limites de la fiction, comme les autres protagonistes du drame, et vient-il de découvrir qu'il en détenait inconsciemment les clés.

La Chair dans la fournaise tourne autour du thème des héros enfermés dans une histoire par un écrivain : Pertos, d'abord, le marionnettiste, se considère comme un vulgaire opérateur d'un appareil Vonopéen. Il ne prend pas son rôle de dieu créateur assassin au sérieux, quand il fait naître et disparaître ses marionnettes à chaque représentation. Pour se consoler de cette tâche écrasante et horrible, il s'évade de ce réel qu'il conteste pour gagner les étendues rêvées où l'entraîne la mystérieuse Perle. Les marionnettes, et Bitty Bélina en premier, acquièrent un peu plus de réalité à chaque représentation, insuffisamment pour atteindre un état où elles pourraient formuler leurs rêves et dépasser cet univers dans lequel leur destin se joue toujours de la même façon. Elles tueront donc un à un leurs maîtres pour conquérir leur liberté et finiront par envahir l'espace.

Cet espace est celui du livre et celui de l'auteur, Dean R. Koontz qui, comme ses personnages, oscille entre un monde de réalité subjective résultant de sa non-adaptation à la vie propre et clinique de sa Terre natale et la réalité fantasmatique de ses illusions.

C'est pourquoi il conclut, avec Eclésien, le saint Vonopéen : « Nous, Vonopéens, nous nous enorgueillissons depuis longtemps de ce que nous considérons comme la forme d'art la plus noble, c'est-à-dire nos marionnettes miniatures. Nous les fabriquons à notre propre image… et nous leur faisons jouer des pièces pour nous divertir. Or, si nous passions moins de temps à jouer aux dieux et si nous examinions l'univers de plus près, peut-être découvririons-nous aussi que nous ne sommes que des marionnettes, à une plus grande échelle, c'est tout. »

Dans ce conte cruel, conçu à la manière d'un texte automatique, ce ne sont pas les citations du saint Vonopéen qui sont les moins intéressantes.

Cette chronique est terminée : elle se situe juste entre le festival de films parallèles de Clermont-Ferrand, organisé par Fontana — qui s'est très bien déroulé, merci, venez nombreux l'année prochaine — et la convention de Metz, organisée par le Hupp, qui va très bien se dérouler merci. Il y aura Robert Sheckley avec qui je ne pourrai échanger un mot, à moins que nous n'inventions d'ici là un traducteur sémantique à ressort. Quel dommage !

Notes

[1] Il est fait allusion ici à cette nouvelle loi ridicule qui va obliger les Français à supprimer les mots étrangers de leurs écrits, sous peine d'amende.