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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 143, avril 1976

Barry N. Malzberg : la Destruction du temple & un Monde en morceaux

Jean-Pierre Hubert: Planète à trois temps

Robert Bloch : Matriarchie suivi de la Fourmilière

Frank Herbert : le Cerveau vert

Gene Wolfe: la Cinquième tête de Cerbère

D'habitude, lorsqu'un journaliste, un écrivain ou un chroniqueur se trompe dans la rédaction de son texte, l'usage veut que, dans le numéro suivant, on publie un erratum ainsi rédigé : « Une coquille s'est glissée dans le précédent numéro de notre journal, page tant, vous avez pu lire ceci au lieu de cela — sous-entendu : la faute en incombe à notre typographe — nos lecteurs auront rectifié d'eux-mêmes. ». Dans les cas les plus graves, l'erreur en question est mise sur le dos du secrétaire de rédaction mais jamais, l'organisation de la société oblige, le vrai responsable, c'est-à-dire le rédacteur, n'en est coupable. Or, je le dénonce ici, pour la première fois dans l'histoire de la presse, le signataire de ces lignes a subi d'intolérables pressions pour qu'il avoue ses fautes.

Certains même, que je ne nommerai pas, m'ont demandé de signer ces chroniques du nouveau pseudonyme de Philippe E. Curval, le "E" voulant dire Erratum. La mesure étant suspensive, force m'a été d'obtempérer.

Ainsi, je le confesse, dans les Galaxie nº 140 et 141, j'ai réalisé un véritable festival d'errata. Il s'agit d'abord de mon article sur l'Incurable de D.G. Compton où j'affirmais que cet auteur n'avait jamais publié d'autres romans en France. C'est faux, Jean-Baptiste Baronian m'en a fait la remarque et Robert Louit également : D.G. Compton avait fait paraître la Girafe électrique aux éditions Marabout. Dont acte.

En second lieu, la faute est plus grave puisque ses répercussions sont encore plus lointaines, Thierry Stekke, un des organisateurs de le prochaine convention de SF en Belgique, le Léodicon, qui se tiendra bien entendu à Lyon, m'a signalé — il n'a pas été le seul — que Autobahn et Radio-activity, que j'attaquais avec une juste fureur, n'ont pas été réalisés par le groupe Hawkwind mais bien par Kraftwerk. L'erreur est impardonnable car, autant je n'aime pas Hawkwerk, autant je trouve médiocre Krafwind. Il était véritablement utile de le préciser pour qu'il n'y ait pas de confusion possible.

J'avais l'intention de continuer cette tragique confession en répertoriant toutes les erreurs que j'avais commises depuis le début de cette chronique et que des correspondants bien intentionnés n'ont jamais manqué de me faire remarquer. Mais, devant l'ampleur de la tâche, j'ai battu en retraite. J'espère que les lecteurs, aussi indifférents que moi au passé, se sont empressés de me les pardonner, comme je l'ai fait. Par contre, ce que je veux souligner, c'est que je suis l'auteur d'erratum par anticipation. Ma lamentation sur l'absence de critique de Science-Fiction dans la presse française est devenue caduque aussitôt parue. En effet, quelques semaines après, la Quinzaine littéraire faisait sortir un numéro spécial intitulé "De la Science-Fiction à la fiction spéculative". Je ne sais pas si vous avez lu cet ensemble d'articles de valeurs très variables, mais je crois utile d'attirer votre attention sur celui de Jean-Claude Pecker, professeur d'astrophysique au collège de France. Il s'agit d'un remake stéréotypé du genre de textes qu'on pouvait lire il y a une vingtaine d'années sur le sujet. D'après M. Pecker, la Science-Fiction constitue une agression caractérisée contre la Science “avec une grande scie”. Dans la lignée directe de notre grand Marcel Boll, il taxe tout travail de l'imagination de vaticination néo-mystique et accuse l'extrapolation de n'être pas “raisonnable”. Pauvre professeur d'astrophysique qui n'aurait pas de siège au Collège de France si des rêveurs n'avaient un jour imaginé qu'il serait possible de gagner les étoiles. Il défend ses parcellaires connaissances de l'univers au nom de la vérité qui ne doit pas être déformée. Lui, bien sûr, détient les clefs du réel, car il a le cul bien posé sur sa chaire.

Autre apparition, sympathique celle-là, d'un article compétent et bien informé, intitulé "SF panorama", par Antoine Griset, dans le Magazine littéraire. Pourvu que ça dure. Article géant dans la Croix, par Denis Luc qui fait un travail sérieux, bien que je ne sois pas toujours d'accord avec lui. Denis Luc est ce journaliste plein de fantaisie qui, le jour du débarquement d'Armstrong sur la Lune, avait titré dans Combat sur quatre colonnes : « Michel Demuth et Philippe Curval déclarent », insistant sur le fait que la conquête de la Lune ne signifiait en rien que la Science-Fiction était dépassée, comme on peut le lire à longueur de télex. Enfin, Michel Nuridsany reprend ses critiques dans le Figaro, ce qui me semble indispensable.

Finalement, le seul quotidien qui demeure rebelle et le seul que je ne citais pas, c'est le Monde. Sans doute le rédacteur en chef veut-il permettre à Jacques Goimard de faire paraître un jour de gros recueils d'articles inédits, avec ceux qu'il ne publie pas. Ce qui est dommage, car le Goimard nouveau se lit aussi bien que le Goimard vieilli en chais. Ceci est une affaire de goût.

En me relisant, je viens de m'apercevoir que je me suis rendu coupable d'un nouvel erratum en rédigeant cet article; il ne faut pas lire : D.G. Compton avait fait paraître la Girafe électrique, mais bien le Crocodile électrique.

Voilà pour ce chapitre. Parlons donc de l'actualité. J'attendais avec impatience le roman de Barry N. Malzberg, paru dans la nouvelle collection du Sagittaire. William Saurin, qui est un des créateurs expulsés de la collection "Chute libre" et qui s'occupe avec d'autres (pardon, il ne s'agit pas de William, mais de Raphaël Sorin qui est tout le contraire d'un conservateur) de cette collection de SF, m'avait dit que je devais le recevoir. Je ne l'ai pas reçu, je l'ai cherché et je ne l'ai pas trouvé, puis j'ai essayé d'obtenir le service de presse, j'ai abouti à un numéro de téléphone fantôme où personne ne m'a jamais répondu. J'en avais conclu que Barry N. Malzberg était encore plus déconcertant que la réputation qu'on lui avait faite.

Soudain, J'ai lu sort la Destruction du temple et"Nébula" un Monde en morceaux.

Après la lecture de ces deux romans, il me paraît important de souligner qu'ils appartiennent de fort loin au genre considéré ici. Tout le monde avait prévu qu'on verrait un jour apparaître des romans de SF dans les collections de littérature ordinaire et que ce noyautage déclencherait enfin une véritable prise en considération du phénomène SF en tant qu'événement fondamental de notre époque. Eh ! bien, c'est le contraire qui se produit. Petit à petit, on voit sortir, dans les collections de Science-Fiction, des romans qui ne sont absolument pas du genre. Cela signifie-t-il que la SF n'existe pas et que tout roman pourrait être publié avec ou sans label ? Je ne suis pas loin de le croire. À vrai dire, toute littérature est science puisque l'écrit naît de la connaissance, tout roman est fiction car il retrace des événements purement inventés ou passés au filtre déformant de notre mémoire. Leur réalité subjective puise à l'imaginaire. N'en déplaise à Jean-Claude Pecker.

Mais revenons à Malzberg et à la Destruction du temple. Il s'agit d'un roman assez bien fait, assez crapule, sur le thème du mythe kennedien. Malzberg est un habile magouilleur, il connaît les solutions intellectuelles qui font recette et ne se prive pas de les utiliser. Il fait partie de ce genre d'écrivains qui n'ont strictement rien à dire (comme le Petit silence illustré, mais lui s'est tu depuis longtemps) et qui s'ingénient à exprimer ce vide d'une manière originale et percutante. Rien de plus simple, on prend un sujet bateau comme celui-là, on y mêle un zeste d'Indianité, on y colle une bonne dose d'abomination urbaine, on saupoudre avec un peu de condamnation du mythe américain, on passe au shaker et on sert frais avec un zeste de déphasage temporel battu en neige et quelques gouttes d'univers parallèles. Cela donne la Destruction du temple.

Je ne dirais pas que ce roman est franchement mauvais, mais il est d'une insincérité absolue. Je ne veux pas dire non plus que les thèmes illustrés par Malzberg ne peuvent plus être traités car ils sont du domaine public. Au contraire, ils méritent toute l'attention de générations de romanciers. Ce que révèle la Destruction du temple, c'est que la “confection” ne remplace pas le “sur mesure”, même quand la mode s'en mêle. Et qu'on ne croie pas que je fasse de l'élitisme, le “sur mesure” n'est pas obligatoirement le fait des grands couturiers, il y a encore d'excellents artisans qui le pratiquent, à peu de frais.

Si ce roman fait la part belle aux grands gadgets de la SF, s'il est assez lisible, avec quelques moments de la meilleure venue, comme tout le passage relatif à l'acquisition de la voiture destinée à la représentation-réalité de l'assassinat de Kennedy par le meurtrier-victime, symbole de la génération perdue, le second, publié chez Opta, est franchement nul.

On vous annonce : attention, voici Barry Malzberg, grand démolisseur de mythes, son style féroce s'exerce contre tous les poncifs. N'en croyez rien ! un Monde en morceaux est un roman lugubre. Le sujet n'est pas plus mauvais qu'un autre : les fans, les conventions, les écrivains minables, les coucheries tristes, l'interprétation schizophrénique du pseudonyme, la SF considérée comme une activité contre-nature, etc. Tout cela pouvait donner lieu à une petite œuvrette amusante ou à un cruel pamphlet. Mais, cette fois, Malzberg s'est trouvé pris à son propre piège. Alors qu'il a su traiter avec pas mal de brio un sujet qui ne le concernait pas, ici il s'est empêtré dans la glu de sa libido. Car, Barry N. dans son jeune temps, a certainement dû se mêler au petit monde de la SF made in Uessa, il en a conçu un complexe effrayant. Celui de l'auteur qui sait qu'il ne sera jamais reconnu par l'intelligentsia s'il persiste à produire des space opera. Alors, pour se blanchir, pour se débarrasser de la tache indélébile dont il se croit marqué, il lave son linge sale. Ce n'est pas beau à voir. Et encore, on a vu des écrivains faire des chefs-d'œuvre avec de la merde, mais cette histoire médiocre de détriplement de la personnalité, ces dialogues interminables, ces banalités d'alcôves pour congrès ne méritent même pas qu'on soulève les pages pour voir ce qu'elles cachent. Je préfère la plus stupide anticipation du plus obscur tâcheron à ce Monde en morceaux. Pourtant, si le choix m'est donné, je ne les lirai ni l'un ni l'autre.

Enfin, il reste une dernière chance à Barry N. Malzberg, c'est que Crève l'écran, publié au Sagittaire soit meilleur que les deux autres. Je vous souhaite bien du plaisir !

Toujours dans la collection "Nébula", Planète à trois temps, de Jean-Pierre Hubert. Avez-vous lu "V.V !" de ce même jeune écrivain dans les Soleils noirs d'Arcadie  ? Une vraie révélation. Pensez si j'attendais avec une certaine fébrilité son premier roman. Quand on se sent des affinités avec un auteur, on est prêt à passer aux profits et pertes ses œuvres de début, quels que soient leurs défauts. La maturité ne s'acquiert généralement qu'avec la maturité. Comment reprocher à un débutant de ne pas avoir vécu plus longtemps avant de commencer à écrire s'il démontre qu'il a plus de choses à exprimer qu'un vieux routier sclérosé.

Malgré tout, je ne crois pas souhaitable de passer sous silence ses défauts. Ainsi, Planète à trois temps, de Jean-Pierre Hubert, commence mal. Tous ces dialogues maladroits qui encombrent les premiers chapitres et qui servent à exposer la situation sont la preuve d'une extrême inexpérience ; ils sont en plus bourrés de clichés, de phrases de remplissage, d'ensembles de mots sans signification. Visiblement, l'auteur est mal à l'aise pour exprimer cette société dephasée, inhérente à l'œuvre de SF.

Puis, peu à peu, l'écrivain se libère, s'enfièvre, après avoir bâclé cette description qui lui pesait sur la plume. Emportée au vent des fantasmes, l'écriture s'allège et, bien qu'elle demeure parfois râpeuse et indigeste, permet au lecteur de s'installer progressivement sur cette Planète à trois temps.

Jean-Pierre Hubert possède deux atouts essentiels pour faire un bon écrivain de SF : une imagination réellement originale et un sens visionnaire de la description. Ses chantres de Terra, derniers descendants d'une planète décadente et raffinée — dont les habitants ont conquis jadis le cosmos — ne ressemblent pas à tous les Terriens décadents et raffinés que l'on rencontre à travers le folklore de la SF. Si Jean-Pierre Hubert utilise une structure très classique pour raconter leurs aventures, un ton général “space op” pour mettre en place ses idées, cela n'empêche pas Planète à trois temps de grouiller d'inventions qui vous font frétiller la cervelle et d'épisodes excitants.

« Les chantres de Terra avaient su cultiver une qualité qui contrastait avec leur immense savoir : la naïveté. Pour le moment, Solann abordait le monde au nom impossible sans idées préconçues, il était prêt à apprendre d'autres prodiges. » dit Hubert de ses personnages. « Ils ont subi, comme il est dit plus loin, la révélation de la nuit et s'apprêtent à mettre leurs talents dignes de Stockhausen en délire au service d'un combat mal défini qui se produit aux confins de la galaxie. La musique a des pouvoirs encore inconnus qui se révéleront peut-être dans l'avenir : sera-t-elle utilisée comme arme de guerre ou comme instrument de paix entre tous les peuples ? » Telle est la question à laquelle tente de répondre Jean-Pierre Hubert. Thème inédit et variations subtiles.

Peu à peu, ce roman qui démarre comme de la bonne vieille SF est balayé par un vent d'idéalisme qui n'a rien à voir avec celui, réactionnaire et colonialiste, des pionniers de l'âge d'or. Il souffle une brise rafraîchissante sur l'aventure considérée comme un des beaux arts.

Voici, maintenant, Matriarchie, de Robert Bloch, suivi de la Fourmilière. Personnellement, j'aurais plutôt titré de façon inverse, tant le second court roman est supérieur au premier. Mais qu'importe, nous avons si peu souvent l'occasion de lire de la SF écrite par Robert Bloch qu'il serait dommage de gâcher notre plaisir pour si peu.

Matriarchie traite du thème bien connu de la domination de la société par les femmes ; son originalité réside surtout dans sa lucidité. En effet, comme le déclare un des personnages : « Nous sommes les éminences grises du pouvoir. Les femmes l'étaient à votre époque ; elles utilisaient leur sexe pour manipuler les hommes. Les femmes se faisant rares, les hommes étaient avides. Aujourd'hui, les rôles sont renversés. Les hommes n'ont plus faim de toutes ces choses. Ils peuvent se permettre de réfléchir normalement. ».

Comme je comprends cette façon de penser, moi qui suis un défenseur irréductible de l'homme-objet, de l'homme au foyer.

À part cela, Matriarchie s'avère bien ficelé, parfaitement écrit. Signalons comment Bloch démarre son roman, en utilisant des phrases courtes, hachées même, comment il sait évoquer à petites touches cet univers futur à la manière d'un cinéaste averti. Comme il sait monter en neige son anecdote, empaqueter ses personnages avec habileté !

Bloch nous raconte une histoire à laquelle il ne croit guère, mais il en profite, contrairement à l'abominable Malzberg, pour amener çà et là quelques spirituelles pensées sur la question et pour nous confier certains de ses rêves les plus intimes.

La Fourmilière, c'est autre chose ; ce court roman traite également d'un thème archiconnu, celui de la surpopulation ; Robert Bloch tire pour nous un feu d'artifice d'idées originales. Le principe de base est simple, il peut s'émettre sous forme de théorème : « La stupidité croît en fonction de la masse. ». Bloch le démontre. Et ceci en 1958, c'est-à-dire bien avant beaucoup d'autres.

En prologue à cette criticule, je voudrais d'abord vous faire deux citations qui me semblent bien évoquer le ton général du roman : « Les théologiens d'antan discutaient pour savoir si l'enfer avait été créé par Dieu ou le Diable. Dommage qu'ils ne soient plus en vie pour recevoir une réponse à leur question. L'Enfer existait bel et bien, et c'est General Motors qui l'avait créé. ». « Personne n'a semblé prévoir cet avenir-ci. Ils ont tous commis l'erreur de s'inquiéter de la bombe à hydrogène au lieu de la bombe à sperme. ».

Dès les premières pages, nous sommes englués dans cette pétaudière qu'est devenue la civilisation ; l'horreur de la promiscuité est porté à son comble ; puis, elle croît à mesure qu'on s'aperçoit que l'état de surpopulation est consenti et que les crises individualistes sont devenues rares.

Le héros de la Fourmilière n'avait pas plus de chance que les autres de s'en tirer, complètement inféodé à cette société, pris dans le piège propagande-sondage d'opinion qui est le plus efficace de tous les systèmes de décervelage. Car celui qui s'intègre avec docilité croit qu'il obéit à l'opinion du plus grand nombre, mais le plus grand nombre n'exprime l'avis de personne.

Donc, la chance d'Harry Collins, c'est d'avoir été choisi pour faire l'objet d'une expérience visant à réduire dans l'avenir les problèmes de la surpopulation. Et quelle expérience ubuesque ! Je vous laisse le plaisir de la découvrir. Évidemment, quand les résultats s'annoncent concluants, la fraction des débiles mentaux qui dirigent ou qui sont dirigés s'empressent de généraliser la découverte. Le cauchemar s'organise, ce qui est la spécialité du chef, Robert Bloch.

Comme vous le voyez, le thème est linéaire, volontairement simple même, mais il permet un nombre de combinaisons exceptionnelles et l'auteur ne se prive pas d'en utiliser le plus grand nombre. Quelle que soit la situation horrifique où se trouve l'humanité, il y a toujours un parti pour la défendre, c'est un sujet inépuisable. Bloch l'a compris, et surtout, il sait qu'il n'y a pas de solution idéale, que les opposants ne sont pas toujours les détenteurs de la vérité. Ce qui fait zigzaguer l'humanité, c'est la multiplicité des choix, avec toutes ses conséquences. Imaginez un peu le nombre de romans de Science-Fiction à écrire encore !

Le Frank Herbert qui vient de paraître au Masque est certainement l'un des meilleurs de la collection. Ce Cerveau vert rappelle un peu les Demi-dieux, de Gordon Bennett, un "Rayon fantastique" enfiévré paru en 1951 et qui n'a jamais été réimprimé à ma connaissance (j'espère qu'on me dira le contraire).

Le Cerveau vert évoque également un film de série B des années 40/50, avec Ava Gardner et Tyrone Power dans les principaux rôles c'est-à-dire un série B à prétentions. D'ailleurs, l'idée originale du scénario est réellement originale, quoique le traitement soit un peu bâclé ; la mise en scène relève de la griffe d'un petit maître, mais elle se ressent des imperfections du scénario. Ce qui demeure surtout, c'est le talent des acteurs et la qualité photographique des images. L'opérateur de génie qui les a réalisées a systématiquement utilisé une pellicule très contrastée et certains filtres qui “beurrent” un peu la photographie. Il en résulte une tonalité générale post-néo-expressionniste et un relief qui grossit les effets.

Au cours des longs dialogues entre les personnages, on voit miroiter l'Amazone derrière leurs silhouettes ; le fleuve géant scintille sous la lune des tropiques. So romantic ! Et, partout présente, la toute puissante odeur de jungle. Frank Herbert est un spécialiste de ces régions du Brésil, ce qui se ressent dans ce livre tout “en pâte”, où le décor passe souvent au premier plan. (À propos d'erratum, je vous signale que la région du Brésil concernée n'est pas le Sertac comme il est dit sur le dos de la couverture, mais le Sertao, et qu'en plus le Sertao n'est absolument pas une zone de jungle.)

Les vilains Chinois ont décidé un jour que les insectes les gênaient ; alors, ils ont entrepris la guerre verte, pour débarrasser leur pays de ces encombrantes bestioles et les remplacer par des abeilles “rééduquées” qui rempliront dans l'avenir toutes les tâches écologiques. Au Brésil, le gouvernement en fait autant dans la jungle amazonienne, jugez du peu ! Une sorte de cerveau, né du conscient collectif des insectes, s'est créé ; une sorte de super-reine à l'échelle de la planète, qui entreprend une guerre pacifique contre l'humanité.

Sur ce thème assez joliment baroque, Frank Herbert a écrit un roman imparfait, mais plein de séductions. Imparfait car, si on le compare à Dune qui fut publié un an auparavant, on reste stupéfait de la mauvaise qualité des ficelles de l'intrigue, des contradictions flagrantes qui existent entre certains faits, de l'aspect caricatural des personnages : le sinistre Chinois, la tumultueuse Américaine, etc. Plein de séductions car, si on le compare à Dune, on y trouve une liberté d'écriture, une invention primesautière, une espèce de folie qu'on chercherait en vain dans le chef-d'œuvre d'Herbert.

Dernier volet de cette chronique, la Cinquième tête de Cerbère, de Gene Wolfe, que je n'hésite pas à consacrer comme le meilleur roman de l'année 1976 alors que celle-ci vient à peine de commencer, tant il me paraît improbable qu'un deuxième livre de cette valeur soit édité dans les prochains mois. (Enfin, c'est à voir !).

Aborder le Gene Wolfe, c'est un peu pénétrer dans un de ces romans “coloniaux” que sait si bien écrire Jean Hougron. Dans le décor d'une Indochine rêvée d'où les aborigènes auraient été mystérieusement évacués. Les personnages portent tous les stigmates du colon, du colon culpabilisé. Ils cherchent en vain à renouer avec la civilisation qu'ils ont connue lorsqu'ils ont débarqué, mais il n'en subsiste plus de traces. Cette virginité primitive qu'ils ont découverte en arrivant s'est diluée dans le souvenir. Certains d'entre eux s'évertuent à retrouver la mémoire originelle de ce peuple oublié ; d'autres, au contraire, emprisonnent et tuent ceux qui cherchent à prouver la culpabilité des descendants des premiers colonisateurs.

Au fil d'une enquête entreprise par un certain John V. Marsch, nous assistons peu à peu à l'évocation de ces temps idylliques et mythiques où l'homme n'avait pas encore atterri sur la planète, puis nous soupçonnons ce qui a dû effectivement se produire quand notre race a commencé à s'y implanter. Nous supposons comment s'est produit le génocide. Nous constatons enfin quelle société distordue, déphasée, faillie est issue de ce conflit dont il ne subsiste plus aucune preuve.

Mais, ce qui fait l'originalité du livre de Gene Wolfe, ce n'est pas qu'il soit une variation sur le thème du colonialisme, ni même un brillant exercice sur les remords tardifs qui pèsent sur l'inconscient collectif des colons à propos d'une civilisation aborigène disparue ; ni même un poème sur la réinvention du mythe à travers la mémoire d'un peuple de pionniers. C'est surtout le fait que la Cinquième tête de Cerbère se présente, grâce à ses trois parties distinctes et contradictoires, comme une œuvre totalement aléatoire. Le nombre des possibles qui se conjuguent et interfèrent semble illimité. La vérité n'est ni en delà ni en deçà. Elle n'existe pas. Alors, le jeu des suppositions tisse un récit d'une infinie complexité où les interprétations subjectives et objectives dominent alternativement jusqu'à ce que leur valeur devienne nulle.

Ce climat onirique, où les règles de la raison sont perpétuellement transgressées, acquiert d'ailleurs une qualité supplémentaire grâce au ton volontairement descriptif de la première et de la troisième partie, qui s'oppose à celui, délibérément épique, de la deuxième partie. Il s'ensuit un jeu de cache-cache avec le réel dont la lecture procure toujours les plus délicieux frissons de l'intellect.

Qu'on sache cependant que cette Cinquième tête de Cerbère n'a rien d'un divertissement intellectuel. Il s'agit d'une œuvre nourrie de la sensibilité de son auteur, qui acquiert de ce fait un grand pouvoir suggestif. Or, rendre crédible l'insolite, le singulier, l'anormal, le particulier, n'est-ce pas un des buts suprêmes des romans de Science-Fiction ? Si vous en êtes d'accord, vous conviendrez alors avec moi que le livre de Wolfe se place tout naturellement parmi les meilleurs. D'autant plus que la transparence et la fluidité de son écriture en font une œuvre d'une grande qualité littéraire.

Un dernier mot pour finir : je vous conseille de prendre de la vitamine C après avoir lu cet article. Il a la grippe.