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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 138, novembre 1975

Damon Knight : Et toi donc

Anthologie composée par Henry-Luc Planchat : la Frontière avenir

Jérôme Laperousaz : Hu-Man

Ocora : Musiques du Golfe Persique

Jean Dutourd: 2004

Ernst Jünger : Héliopolis

Pour le chroniqueur, la saison est propice. Il peut déplorer les papiers gras laissés par les touristes sur les déserts de Mars, les boîtes de conserve usagées abandonnées dans le cratère de Chio. Ou se plaindre de l'inconscience des plaisanciers qui sont imprudemment partis sur leurs voiliers à photons avant une grosse tempête magnétique, contraignant les polices des quatre systèmes à les récupérer aux prix d'efforts inconsidérés et dangereux, pénalisant lourdement les cybercontribuables. Enfin, il peut vouer aux gémonies les chasseurs de gibier intersidéral qui ont contribué à élargir la rupture écologique dans le champ des astéroïdes, en appauvrissant la faune anaérobie, particulièrement celle des lagopotames de Syrtos dont la race est à peu près éteinte ; ou enfin dénoncer les pêcheurs de haut vide qui ont détruit le plancton cosmique.

Mais, fier de l'originalité de ces chroniques nocturnes et peu apte à rompre le fer à propos de choses si importantes pour l'expansion de l'homme, j'ai préféré saisir l'année 1975 à son crépuscule et délaisser l'actualité vacancière pour bavarder à bâtons — plus faciles à rompre que le fer — rompus de choses plus obscures et moins populaires, l'actualité science-fictiste des mois d'hivernage.

Déjà, le roulement incertain des vagues de la renommée décroît, on chuchote dans les chapelles privées des marches de Bretagne, d'Alsace et sur le front Occitan, que les vieilles barbes de l'ancienne SF vont être décapitées, que les collections célèbres vont chavirer avec leurs auteurs-épaves. Partout les oustachis de la SF se révoltent et s'apprêtent à secouer le cocotier branlant où s'accrochent, dérisoires, les dictateurs littéraires. Les bruits courent, les ragots circulent, ça grenouille, ça s'agite dans le lumpenprolétariat de l'underground, ça veut diriger à son tour, occuper une situation, tenir un poste clé. C'est à qui échafaude de nouvelles revues, de nouvelles collections, de nouveaux fanzines du haut desquels, jeunes valeurs, ils pensent accaparer le pouvoir. Ce qui est, comme chacun sait, une activité essentiellement anarchiste et ludique.

Recroquevillé dans ma tour Saint Jacques, et ployant sous le poids des tapuscrits, j'observe les premières manifestations de ces guérillas, je dénombre les premiers morts tombés au cours d'embuscades meurtrières.

Pour l'instant, ce sont plutôt les projets qui avortent, ce qui n'est pas pour me déplaire. Car chacun sait que les ancêtres ricanent lorsque les nouveautés foirent comme des pets, qu'ils secouent béatement leurs gros ventres chargés de graisse, enfin que la bave et la morve du bonheur coulent le long de leurs rides répugnantes lorsqu'ils voient de jeunes adolescents subir leurs premiers échecs.

Ceci pour dire que j'ai une trop haute opinion de la Science-Fiction pour supporter sans rien dire ce raz-de-marée de ragots sans intérêt qui déferlent. Tant qu'à faire et plutôt que de lire dans les fanzines des critiques faites la plupart du temps dans l'intention d'abattre quelque ennemi, je préférerais m'abreuver d'un flot de textes superbes. Je ne nie pas qu'un grand nombre de jeunes auteurs français aient une fougue et un talent littéraire certains, je suis persuadé qu'ils apportent un ton original à la SF mondiale. Mais pourquoi un grand nombre d'entre eux se consacrent-ils à la critique avant d'avoir tenté d'écrire le moindre roman ? Pourquoi d'autres enfouissent-ils leurs textes sous une poussiéreuse pacotille d'avant-garde que renieraient aujourd'hui ceux qu'ils plagient ? Ce n'est pas en empruntant les plus mauvais de leurs tics à James Joyce, Guillaume Apollinaire, Alain Robbe-Grillet et William Burroughs qu'ils perforeront le mur de mépris qui entoure la Science-Fiction. On a beau dire, la SF est avant tout une littérature d'idées. Quand on en vient à surprivilégier la forme, cela sent la décadence.

Voilà, ça va mieux. Maintenant, sachez-le, je réclame le droit à la contradiction dans ces chroniques et mon plus grand désir, si j'en avais le temps, serait de faire une première critique à chaud d'un livre pour en entamer immédiatement une autre d'un esprit différent. Nous sommes tellement soumis à notre subjectivité qu'il est utile de démontrer qu'on peut défendre différents points de vue selon l'époque. Je hais ceux qui décident, ceux qui maintiennent, ceux qui croient dur comme fer que leur opinion est la seule qui vaille la peine d'être écoutée, préfère me faire fusiller aux premiers rangs des contestataires plutôt que de prétendre imposer un jour aux autres ma vérité.

Mais trêve de balivernes, que l'humour reprenne ici sa place, « canard du doute aux lèvres de vermouth ».

Donc, avant que le flot de la rentrée me balaye, c'est avec un esprit serein que je peux vous parler aujourd'hui des deux premiers livres parus dans les deux collections qui viennent de naître, "Constellations" chez Seghers et "S.F." chez Kesselring, respectivement vingt-troisième et vingt-quatrième du genre.

Kesselring est un éditeur suisse(cidaire), emporté par une première faillite après quelques essais intéressants, comme un volume sur Léo Malet, et qui remet ça fièrement. Il inaugure la collection avec un Damon Knight, Et toi donc, recueil de nouvelles choisies et traduites par Pierre Versins. Vous y trouverez ensuite une anthologie choisie par Michel Jeury, Planète socialiste — bouffre ! j'attends ces textes de gauche avec impatience — et un recueil de théâtre SF dont j'ignore tout.

Je suis ravi de voir enfin un livre consacré à l'œuvre de Damon Knight (bien que je devrais lui en vouloir à mort puisqu'il ne m'a pas fait figurer dans la première anthologie d'auteurs français parue aux U.S.A. il y a quelques lustres). J'ai toujours pensé que cet écrivain avait bien du talent, un ton très original, un sens de l'humour agressif assez rare, bref qu'il faisait partie des auteurs à personnalité forte, que l'on reconnaît dès les premières lignes. Mais pourquoi diable, alors que le prière d'insérer nous décrit avec délices les cent et quelques œuvres, nouvelles et roman, écrites par l'auteur, nous offre-t-on dans ce premier recueil, sur six nouvelles, cinq déjà publiées dans Fiction, Satellite et Galaxie ? Et pourquoi Versins les a-t-il retraduites ? Le mystère reste entier.

À propos de Versins, quand se décidera-t-on à éditer ses textes ? S'il reste un auteur maudit en SF française, ce ne peut être que lui.

Enfin, ne gâchons pas notre plaisir. J'entrerai directement dans le vif du sujet avec "Comment servir l'homme ?" — et non pas "Pour servir l'homme" — traduction peut-être plus fidèle mais qui amoindrit l'effet de la chute.

Lié à des souvenirs d'adolenfance, ce pur chef-d'œuvre reste un pur chef-d'œuvre. En ce temps-là, permettez-moi de secouer les poux qui parsèment ma barbe grise qui a exactement l'âge de celle d'Ursula Le Guin, en ce temps-la, dis-je, la fulgurante fusée Fiction avait été lancée à grand fracas. Nous l'attendions, calfeutrés derrière nos larmes d'émotion. Las de relire pour la centième fois Wells, Renard, Spitz, Rosny aîné et tutti quanti, nous étions prêts à apprécier tout ce qui entrait dans le vif de notre sensibilité. Chatouillés déjà par les premières publications américaines du "Rayon Fantastique", nous nous apprêtions à défaillir de bonheur en feuilletant les pages de la première revue de Science-Fiction à paraître en France. Pages aujourd'hui jaunies. L'apparition impromptue de Galaxie, en 1953, nous fit l'effet de deux bouteilles de mescal tombant dans un estomac à jeun. La couverture était splendide et les nouvelles presque toutes dignes d'anthologie.

Sans conteste, "Comment servir l'homme" fut celle qui augurait le mieux d'une orientation originale. Efficacité, ton précis, pas de fioritures, un style rêche, et le tout bâti sur seule une idée, mais quelle idée ! Une fois sa lecture achevée, vous pouvez rester trois heures à réfléchir à toutes les implications qu'elle comporte, sans vous lasser de rire, vous pouvez bâtir plusieurs planètes et plusieurs systèmes sociaux à partir d'elle, enfin, vous pouvez imaginer quatre mille autres thèmes autour.

Si vous ne l'avez pas lue, sachez seulement qu'un jour des extraterrestres pleins d'esprit débarquent sur Terre habillés en costumes bavarois. Ils ressemblent un peu à des cochons et n'ont qu'un désir : servir l'homme.

Evidemment vous n'êtes pas obligés de commencer par cette nouvelle là mais, quelle que soit celle que vous choisirez, vous ne serez pas déçus. "Et toi donc", la première par exemple : un jour, Johnny Bornish, désastre vivant, malheureux bras droit de la malchance, dont le moindre déplacement entraîne aussitôt des catastrophes, découvre que son infortune n'est pas due au hasard. Il a sur lui un coin, pièce de monnaie maléfique qui l'entraîne vers d'autres coins où habitent ses persécuteurs.

Divertissement sur la fatalité, "Et toi donc" est aussi une rêverie sur la toute puissance de la réflexion par rapport à la décision. Décider, c'est produire instantanément un certain nombre de conséquences dont la chaîne causale peut nous échapper. Hésiter, c'est garder son libre arbitre et louvoyer avec les événements à mesure qu'ils se présentent.

Hypothèse similaire, mais inverse, qui est reprise dans la troisième nouvelle, "Ce n'est pas le temps qui manque". On ne peut pas se venger de soi-même, semble vouloir démontrer le vieux Vogel au jeune Jimmy dont l'avenir a été compromis par un malheureux accident de parcours. Ce dernier regrettera-t-il l'occasion d'un nouveau choix ?

Mélange absurde de sagacité et de bêtise, l'animal humain s'avère le principal sujet de réflexion de Damon Knight. Capable de conceptualiser des projets extraordinaires, comme de s'enferrer dans les plus simples pièges de la banalité, l'homme est avant tout la proie de son environnement, de la société qui l'a formé.

"En silence", la quatrième et la plus subtile de toutes les nouvelles du recueil nous le prouve. Comment le dernier homme et la dernière femme de la Terre ne pourront pas se reproduire à cause des tabous qui les opposent. Tabous particulièrement grotesques, face à l'ampleur de l'événement.

"Le Mousse" appartient à une autre veine, plus traditionnelle dans sa conception, mais traitée à la Damon Knight. Cent fois nous avons vu des extraterrestres dont le comportement ne différait pas tellement de celui des humains. Sans doute pour nous permettre d'espérer que le cosmos n'est pas exclusivement peuplé de bipèdes débiles ; Damon nous évoque d'une manière exemplaire ce que peuvent être les autres. Sommes-nous capables d'imaginer l'inimaginable ? avait rêvé Stanley Weinbaum avec l'Odyssée martienne. Oui, répond Damon Knight en inventant, par une subtile transposition des mouvements, des gestes, des paroles, des rituels quotidiens, un vaisseau cosmique et son équipage comme vous n'en avez jamais approché.

« Car, on vous avait averti, le capitaine n'était pas un capitaine, ni le vaisseau exactement un vaisseau. Vaisseau et capitaine étaient une seule et même personne, essaim et reine, château-fort et seigneur tout à la fois. »

Moralité, le moine ne fait pas l'habit.

Il ne faudrait pas croire cependant que Damon Knight se comporte comme un vulgaire de La Fontaine et que ses nouvelles ressemblent à des fables. Auteur de Science-Fiction avant tout, il privilégie l'imaginaire et, s'il manie la dérision, ce n'est pas pour moraliser, mais pour souligner dans quelles contradictions nous place l'illogique condition d'exister.

« J'aime à croire que le premier mot fut : Aïe ! » dit en effet Damon Knight dans "le Dernier mot", qui conclut cette agréable anthologie.

Deuxième volet de cette chronicule, la Frontière avenir, anthologie de la Science-Fiction américaine d'aujourd'hui réunie, traduite et présentée par Henry-Luc Planchat. D'emblée, on peut le dire, ce recueil rejoint au paradis mythologique les trois volumes publiés par Alain Dorémieux pour Casterman, Territoires de l'inquiétude, Espaces inhabitables 1 et Espaces inhabitables 2. Il atteint à la même qualité. Tout au plus peut-on lui reprocher de se prétendre composé exclusivement d'auteurs nouveaux : sur les douze écrivains, quatre ont passé la trentaine, quatre autres la quarantaine et le plus âgé la soixantaine, tous se retrouvent avec une fréquence plus ou moins grande dans les revues qui paraissent en France. Bref, il faut un peu contredire ce caractère d'actualité exclusive dont voudrait se parer l'anthologiste. Ce n'est en aucun cas une tentative audacieuse d'explorer la matière brute de l'avenir comme dans les anthologies françaises Dédale ou les Soleils noirs d'Arcadie, c'est un livre exhaustif.

D'ailleurs, s'il voulait tirer une conclusion de cette anthologie, s'il voulait délimiter les contours d'une nouvelle école de la SF américaine, le lecteur serait bien en peine. On y trouve, dans ce recueil, une pluralité d'idées, d'inépuisables ressources d'imagination, les traces de courants littéraires antagonistes. La frontière ne se recoupe pas avec l'avenir.

Évidemment, maintenant, me voilà bien coincé. Car, il eût été facile d'improviser brillamment sur la Frontière avenir en survolant d'une plume alerte l'ensemble des douze nouvelles d'une même tonalité, d'une semblable inspiration. Malheureusement, comme elles n'ont aucun rapport entre elles, me voici pris, une fois de plus, au piège de l'anthologie qui transforme le critique en forçat. Heureusement, comme je ne suis pas critique, je m'octroie la liberté de parler des nouvelles qui me plaisent le plus.

Dans l'ordre d'âge et en bref : "la Guerre à finir toutes les guerres", de George Alec Effinger. D'un style vif et percutant, volontairement simplifié pour faire passer le message pacifique, cette nouvelle est presque un pamphlet. On pourrait imaginer l'écrire de mille autres façons qui sembleraient plus efficaces ou plus cruelles, mais quand on se prend à rêver de l'idéal, il devient certain qu'on ne peut l'écrire que de cette manière-là.

"Ceux qui font l'histoire", de James Sallis. Pas une nouvelle non plus. Une rêverie, un poème, une vision extrêmement originale de la durée. Comme si en juxtaposant, en triturant les mots, l'auteur était parvenu à suggérer une perception différente du temps. Un tour de force sémantique.

"De Source, Sève et Sable", de Vonda N. Maclntyre. Cette transposition sensible d'un univers différent du nôtre fait un peu l'effet d'une dose (de ce que vous voulez). Brusquement, Vonda Maclntyre nous entraîne dans une tribu du désert où les normes, les structures sont distordues. Mais la réalité y semble aussi pâteuse que la nôtre et nous reprenons vite pied sur les sables mouvants d'une société dont la finalité n'est pas évidente. À mesure que nous croyons saisir la concrète absurdité de l'existence, elle nous échappe, elle se déforme. Un rêve éveillé.

Voici pour les trois plus jeunes auteurs de l'anthologie. Passons au déluge : "Toute une vie dont une enfance pauvre", de Harlan Ellison. De la SF si l'on veut, mais un foutu talent. Je n'ai pas d'opinion préconçue sur Harlan Ellison, comme il est coutume d'en avoir ; son texte est assez facile, très démagogique, mais admirablement ficelé. J'ai du faible pour cet Ellison nostalgique qui sait si bien dépeindre l'enfance. Voilà un thème assez rare en Science-Fiction.

"Dans les crocs de l'entropie", de Robert Silverberg. Très belle nouvelle. L'une des meilleures du recueil. J'aime quand l'auteur exploite toutes les dimensions d'une idée. Haletants, les souvenirs, l'appel du futur, magnifique respiration des extraits de vie qui se répètent jusqu'à la conclusion en boucle : la mort ne met pas un terme à l'existence, mais la survie ne ressemble pas forcément aux paradis que l'Homme a entrevus.

"Grinçantes charnières du monde", de R.A. Lafferty, merveilleuse histoire de soûlard irlandais transposée en récit scientifique. Énorme farce où Lafferty utilise la vieille machinerie mise en place par Charles Fort et dont nous subissons les conséquences avec l'esprit Planète, paraculture qu'il n'est bon d'envisager que sur le plan de l'humour. À lire en priorité, une bonne pinte de saugrenu et de baroque.

"Nuit sans lune à Byzance", de Roger Zelazny. Toujours ce pathos zelaznien que je n'aime pas et ses prises de position politiques et philosophiques qui me débectent. Mais thème superbe, l'homme enfermé par la machine.

"Le Plan est l'amour, le Plan est la mort", de James Tiptree Jr. Un véritable chef-d'œuvre à relire cent fois ! Est-ce simplement un grossissement macrophotographique de la vie telle que nous la connaissons et qui, sous cet angle bizarre, nous apparaît comme mystérieuse, ou réellement l'intrusion d'un univers différent ? Est-ce la transcription d'une pensée écologique à l'état pur ? Les éléments du récit s'imbriquent les uns dans les autres avec une extraordinaire précision sans que nous soit révélée l'identité de ses protagonistes secrets. Quel sens de l'image juste, quelle langue admirable. J'aimerais bien connaître James Tiptree Jr !

"Le temps considéré comme une hélice de pierres semi-précieuses", de Samuel R. Delany. Mes rapports littéraires avec Delany en sont toujours au même point : je ne comprends toujours pas ce qu'il veut dire. Encore une fois, dans cette nouvelle-univers il faudrait que le lecteur se transforme en enquêteur spécialisé pour en cerner les limites et pour l'expliciter. Je n'ai pas ce courage. Et pourtant, la sympathie que nous avons mutuellement ressentie en nous rencontrant, les affinités profondes qui semblaient nous lier devraient me rendre son œuvre accessible. Cette nouvelle possède un charme, Delany y révèle un sens de la provocation intellectuelle séduisant et baroque, mais on y décèle un manque de réflexion sur le monde qui déconcerte.

Il reste encore "la Mort du Docteur Île", qui est un chef-d'œuvre très discutable, un Gordon Eklund pas terrible et enfin un Ursula Le Guin qui a reçu le "Hugo". Si c'est ça, l'"Hugo", je préfère ne pas le recevoir. Tout Ursula Le Guin est bon, sauf cette nouvelle d'un cucul absolu.

J'avais pensé terminer sur ce micro coup de théâtre, quand le camarade Ruellan m'a appelé pour voir le film de Jérôme Laperousaz, dont il avait fait le scénario : Hu-Man. Cela m'a redonné des forces pour écrire encore quelques lignes. Nous sommes tous si sevrés de film de SF cette année qu'il est bon de signaler toute sortie intéressante. Avant tout, je voudrais placer ici une note liminaire (elle devient alors préliminaire) : qu'on ne s'attende pas à voir un film parfaitement structuré à partir d'un scénario de Science-Fiction magnifiquement agencé. Non, il s'agit avant tout d'une série de poèmes en image d'une très réelle beauté, qu'André Ruellan a reliés habilement par une histoire de SF volontairement simple.

Mais que cela ne vous effarouche pas, le résultat vaut la peine d'être admiré. En quelques mots, Hu-Man raconte l'histoire d'un homme, Terence Stamp, dont la femme s'est suicidée. Un groupe scientifico-financier dont Jeanne Moreau est le porte-parole, lui propose d'être le candidat au premier voyage dans le temps. Je ne vous dévoilerai pas tous les trucs de SF un peu kitsch qui sont utilisés au cours de cette aventure, mais il y en a quelques-uns de savoureux.

Ce qui compte, dans cet “Orphée” transtemporel et supernarcissique, c'est que le propos de SF s'intègre totalement à l'image, qu'il est porté par une musique aéroquatique, bref que c'est du cinéma, pas de la littérature filmée.

Tout le monde est forcé de se laisser prendre aux pièges visuels et sonores de ce vaste poème en images. Jérôme Laperousaz, comme Philippe Garrel, est un amateur passionné des chants telluriques et marins. Il s'enivre à la vue des cratères bouillonnants et des sommets givrés de neige. Cinéaste planétaire, il sait admirablement les capter et les transcrire ; nul ne saurait lui dénier ce talent. Contrairement à Philippe Garrel, Jérôme Laperousaz a éprouvé le besoin de structurer ces images, de les insérer dans un contexte logique au lieu d'en laisser les lambeaux dépareillés flotter devant nos yeux. On ne peut que l'en féliciter. Si l'ensemble n'est pas toujours réussi, si l'on se surprend parfois à frétiller d'impatience sur son siège, Hu-Man constitue cependant une tentative louable.

Ah ! planer encore une fois dans ce désert gris des hautes montagnes sur une aile arrachée au fronton des pyramides ! Revoir le rut sombre des motos dans la nuit fluorescente ! Décider de sa mort sur le dos rouillé d'un volcan abyssin ! Voilà des souvenirs cinématographiques que je n'oublierai pas.

Je regrette de ne pouvoir vous parler plus en détail de la musique du film qui est réellement de qualité, mais le générique n'était pas encore monté et Laperousaz m'a fourni une série de noms que je me suis empressé d'oublier. Sachez pourtant qu'elle soutient Hu-Man de bout en bout, qu'elle le module, qu'elle s'y intègre, souple, savante, diverse.

À propos de musique, la vox populi, sous la forme de quelques lecteurs et quelques amis, me reproche à chaque chronique de n'en plus parler. Cela tient du fait que je n'ai pas découvert de disque original et inconnu durant ces derniers mois, car je me sens particulièrement incompétent pour parler de musique en général. Bien sûr, si l'enthousiasme l'emporte, je me sens capable de parler de n'importe quoi, même de politique étrangère, mais il faut la passion. L'absence de passion nécessite du métier, celui de critique musical, que je ne suis pas.

Pourtant, à titre exceptionnel, je voudrais vous entraîner dans un court et bouleversant voyage musical. Il s'agit de l'enregistrement réalisé par l'OCORA dans les Émirats du Golfe Persique sous l'immatriculation OCR 42. Le forcené de dépaysement que je pense être, l'amateur de SF ne peut refuser de partir avec les pêcheurs de perles de cette contrée perdue dans les replis du temps. Cet enregistrement prouve de façon magistrale que la planète Terre n'appartient pas encore totalement aux humains — ou du moins, aux humains tels que nous croyons les connaître. Il y a dans ce chant ourdi au cœur des ténèbres quasi médiévales, la lourde et menaçante présence des créatures qui rôdent encore dans les rues d'lnnsmouth.

C'est fini, deux choses encore à signaler, et dans le style manichéen. À éviter systématiquement, 2004, de Jean Dutourd, un monument de connerie. À lire de toute urgence, Héliopolis, de Ernst Jünger qui vient de reparaître chez Christian Bourgois ; un monument de beauté, un chef-d'œuvre littéraire de Science-Fiction.