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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 133, juin 1975

Philippe Goy : le Livre/machine

Brian W. Aldiss : Frankenstein délivré

Arthur C. Clarke : Rendez-vous avec Rama

« Tout le monde me hait, parce que je suis paranoïaque », disait Jacques Bergier. C'est bien ce que je ressens aujourd'hui en écrivant cette septième chronique de nuit. Comme tous les nocturnes, ma musique critique est si douce qu'elle endort tous les lecteurs. En effet, après soixante pages bien tassées de Galaxie, je n'ai pas recueilli la moindre remarque, pas la plus petite contestation, pas l'ombre d'une révolte et, bien entendu, pas le moindre signe d'amitié. Voilà bien le miracle de l'incommunicabilité actuelle. Œuvrons dans le silence, le silence vous répondra. En commençant cette chronique, en m'adressant à des amateurs de Science-Fiction, en essayant de leur parler de ce qu'ils aimaient sur un ton un peu moins sentencieux que celui qu'ils avaient l'habitude de lire, en tâchant de hausser la critique à un niveau plus élevé que celui de la correction de copie auquel ils sont habitués, j'avais espéré faire de cette chronique une boîte de dialogue, un temple de la contestation. Point, il semble qu'elle soit reçue comme n'importe quel mass media et digérée entre les radis beurre des hors-d'œuvre et le début du feuilleton au dessert. En conclusion, la littérature de SF est un produit propre, qui ne fournit pas de caca après la digestion.

Il semble que je ne sois pas le seul à m'inquiéter de cette atonie qui s'empare de notre civilisation. Philippe Goy, dans son Livre/machine, la transpose dans un avenir proche. Tous les problèmes qui subsistent encore sont résolus : chacune des grandes concentrations urbaines a perdu contact avec les autres. La nature est niée. Les hommes se sont réfugiés sous terre en un milieu clos où ils ne subissent plus les rigueurs de la surface ; les épidémies ne sont plus à craindre. Ni le climat, ni les insectes. Dans leurs cocons chauffés par l'énergie solaire, les êtres humains travaillent à peine, jouissent beaucoup et se ressemblent tous. Ils pensent en induction avec le Gestalt. Plafond-écran des appartements qui leur sert de décor, induction-relax à la moindre contrariété, induction-sommeil, induction-remontant. L'humanité n'est plus sevrée, dès sa naissance elle est allaitée par un ordinateur tranquillisant, elle tète jusqu'à sa mort.

« C'est un livre, une machine, un texte à jouer, radiodiffuser, téléviser, filmer, audiovisualiser. Ou, à défaut et en dernière hypothèse… lire. »

Philippe Goy ressent l'inquiétude habituelle du romancier face aux procédés actuels d'expression : pourquoi se limiter à l'écriture et n'obtenir en retour que la lecture. Surtout à une époque ou l'image se fait reine, où elle régit toutes nos impulsions, conditionne le succès. quand ce n'est pas le son craché par les baffles des chaînes stéréos qui transforme un débile mental en vedette de la chanson (il faut un mois de grève à un ouvrier spécialisé pour gagner vingt francs de plus par mois et trois minutes pour faire un tube qui rapporte des milliards).

Mais ceci n'a rien à voir dans cette histoire. Et je comprends parfaitement Goy de vouloir expérimenter d'autres modes d'expression (caisse ! caisse ! — 9 francs chez Denoël). Ne craignez rien, je ne me livrerai pas à d'indécentes jérémiades sur le pauvre sort de l'auteur de Science-Fiction. Comme le dirait n'importe quel éditeur : « S'il n'est pas content, il n'a qu'a faire autre chose. »

Sans doute pour mieux convaincre, Philippe Goy. emprunte le ton d'une pièce radiophonique pour son Livre/machine. La radio est un art précocement avorté par la télévision. Grâce au formidable pouvoir de suggestion qu'elle accorde au texte, la SF y avait sa place. Ceux qui ont eu la chance d'avoir entendu, vers les années 50, les pièces de Népomucène Jonquille, jouées par la troupe d'André Delferrière sur les ondes de la radio nationale, comprendront ce que je veux dire. Il y a, dans le texte dit, dans l'atmosphère sonore, un pouvoir d'évocation extraordinaire qui provoque une dilatation fébrile de l'imagination. Malheureusement, cet art n'est pas parvenu à maturité, tué, une fois de plus, par les tubes et les éjaculateurs publicitaires.

Tout n'est pas bon dans ce Goy, car son goût de la satire étrangle souvent les bonnes idées de SF. Empêtré dans la culture occidentale dont il est issu, l'auteur est partagé entre une intense nostalgie pour ce qui fait le fond de sa personnalité et une volonté de s'en défaire. Il ne sait pas choisir, car l'avenir lui fait autant peur que le passé. Contestation ou regret, placé dans cette alternative, Goy s'en tire par l'ironie. Il critique une époque future qui trouverait joli le baiser de Rodin en déplorant son manque de couleur, oubliant que les arts plastiques ne se sont pas arrêtés au dix-neuvième siècle, que l'avenir produira d'autres chefs-d'œuvre qui modifieront nécessairement notre sensibilité. Il déplore que l'on ne passe jamais à la radio plus de quinze secondes d'une symphonie de Mahler, en perdant d'ouïe que la pop musique ne s'est pas privée de faire des emprunts de cette durée au capital musical du monde entier pour en faire autre chose. Enfin, il agresse justement ce futur, si ressemblant, où la critique s'est emparée de l'œuvre littéraire pour la dématérialiser par l'exégèse.

Malgré cela, il faut le dire, il y a dans le Livre/machine un ton, un humour qui force souvent l'admiration : « Un homme arrivait rapidement, chevauchant l'un des curieux véhicules à propulsion nucléaire d'autrefois, un vélocipède, je crois. » « Maria se maquillait soigneusement les seins : pistache/vanille. » « Maria avait sorti son rouge à lèvres. Elle écarta les jambes. ». Et, surtout, un sens de l'écriture, des trouvailles verbales qui enchantent. Il y a une version du nouveau testament réécrit en langage électronique qui est une pure merveille. Et puis, une fougue, une ivresse, une rage d'inventer qui emporte le Livre/machine à une vitesse ultra-luminique. Roman à écouter plutôt que roman à lire, le livre de Philippe Goy s'entend plus vite que le son ; ses signaux verbaux déclenchent une série d'images rapides qui, à la manière d'une mosaïque pointilliste, recréent un monde cohérent.

Tout y est régi par l'énergie, tout s'y vend et s'y achète par un système dérivé des sondages d'opinion. La nouvelle écologie du bonheur est passée par les voies de l'électronique. Elle a nivelé la civilisation. Quel sauveur faudra-t-il pour que cette société pétrifiée par le plaisir puisse survivre à une nouvelle glaciation ?

Une dernière pirouette et Goy inventera un Jésus-Christ charcutier, Monsieur, qui délivrera l'ultime secret aux hommes : « singularisez-vous les uns des autres. »

Lisez Philippe Goy, vous retrouverez le ton d'un Jacques Spitz en pleine forme qui aurait lu les œuvres de James Joyce et d'Apollinaire avant de se mettre à la tâche.

Et voici maintenant le moment de la nostalgie, voici l'instant de la mélancolie, avec le dernier roman de Brian Aldiss, Frankenstein délivré. Après tant de livres sur le temps qui n'offrent que des variations mineures sur les paradoxes temporels, voici sans doute le premier roman qui donne l'impression de pénétrer à même la pâte du temps, de sentir le frottement des jours le long de ses épaules, de vivre l'atmosphère spécifique d'une époque inventée. Et ceci, sans utiliser le miroir aux alouettes de l'objectivité historique, mais en modelant les personnages, les lieux, l'action selon un climat, d'après une vision littéraire.

Dans un futur assez proche, la réalité part à la dérive, une sorte de guerre civile générale provoque d'importantes perturbations dans le continuum espace-temps. Un jour, Joseph Bodenland observe ses petits enfants dans le jardin à la télévision ; le bourdonnement des abeilles dans les micros d'observation l'empêche d'entendre les phrases incantatoires qu'ils prononcent à l'occasion de l'enterrement de leur scooter. Le voila emporté par une divagation métaphysique :

« Une chose est certaine, nous n'avons jamais eu sur la réalité une prise aussi sûre que nous l'imaginions. Les seuls qui puissent rire du présent sont les mabouls d'hier, les parapsychologues, les drogués, les fanatiques de la perception extrasensorielle, les réincarnations, les écrivains de Science-Fiction ; et quiconque n'a jamais cru tout à fait à l'écoulement homogène du temps. ».

Comme pour justifier sa théorie, voici qu'il est entraîné par un glissement temporel à l'époque où Mary Shelley écrivait Frankenstein. Voici qu'il se trouve fortuitement près de Genève.

« Appelez-le résultat du choc temporel si vous le voulez, mais je me sentais en présence d'un mythe et, par association, m'acceptais moi-même comme mythique. »

Enfin, surprise suprême, le voici confronté avec Victor Frankenstein :

« J'avais l'impression de n'être rien de plus qu'un personnage de film fantastique. Ce n'était pas une sensation désagréable. »

Mais Frankenstein est un personnage imaginaire. Rien ne permet à Bodenland de comprendre comment il peut exister, si ce n'est qu'il se trouve sur un plan différent de la réalité.

Ainsi, le passé ne ressemble pas à l'image que s'en sont faites les société futures : pour celui qui sait voyager, il est exactement semblable au paysage mental qui se dégage de la lecture d'un livre. Peu à peu, Bodenland va s'identifier à cette époque vers laquelle il a été projeté (par hasard ?). Jour après jour, il va s'identifier à cette Suisse de 1816 qui est devenue son environnement familier. Il va même dicter ses mémoires sur magnétophone dans le style d'un écrivain romantique, féru de Mary Shelley et de son Frankenstein.

Il demande à Victor, le créateur du monstre, pourquoi celui-ci s'est livré à une expérience contre nature :

« Parce que le plaisir intense que procure l'acte créateur est le moment où les êtres humains se dépouillent de leur humanité et deviennent pareils aux animaux, sans intelligence, reniflant, léchant, grognant, copulant… Ma nouvelle création devait être libre de toutes ces entraves. Pas d'origines animales, donc pas de culpabilité. »

Dans l'esprit de Joseph Bodenland, il ne reste plus qu'un souvenir confus du roman de Mary Shelley. Ce livre est le premier qui prédit la révolution scientifique. Œuvre clé, œuvre déterminante pour l'avenir de l'homme, elle annonce d'une part tous les bienfaits dus à la science, l'allongement de la durée de la vie, les progrès dans la connaissance de l'univers, la fin de l'esclavage par le machinisme, d'autre part toutes ses séquelles : la surpopulation, le déséquilibre des richesses, les ruptures écologiques, l'urbanisation à outrance, la déification de l'énergie.

Si Frankenstein existe, Mary existe : il va la retrouver.

Un étrange dialogue s'engage alors entre le voyageur, Mary Shelley, Shelley et Lord Byron, qui passent ensemble la saison dans une villa près de Genève. Les hommes de 1816 ne peuvent imaginer le futur tel que le leur décrit Bodenland. Ce futur existe-t-il d'ailleurs réellement ? Non, disent les poètes romantiques qui n'y reconnaissent pas leur descendance et qui ironisent sur ce vingt et unième siècle sans virtualité selon la mentalité de leur époque. D'après eux, son hypothèse historique est sans fondement.

Joseph comprend que ces hommes d'un autre siècle ne peuvent avoir la même notion du temps que lui : les habitudes humaines ont commencé à être réglées lorsque les cloches de la chrétienté ont rythmé les heures du jour, mais il a fallu attendre l'apparition du réseau du chemin de fer pour que soit introduit un chronométrage exact et uniforme dans le monde entier. À partir de ce moment, seulement, la conception subjective du continuum espace-temps a été modifiée, déterminant un futur.

Seule Mary peut admettre cette possibilité : « Notre génération doit entreprendre la tâche de penser à l'avenir, d'assumer envers lui la responsabilité que nous assumons envers nos enfants », dit-elle. Bodenland saisit pourquoi la frêle jeune fille de dix-neuf ans est en train d'écrire Frankenstein. Il comprend qu'il doit éperdument s'attacher à elle et à son destin s'il veut que son propre avenir existe et qu'il s'y ressemble : « L'une de mes illusions était l'impression persistante que ma personnalité était en train de se dissoudre. Chaque action entreprise, qui eût été impossible à mon époque, contribuait à disperser les ancres de salut qui retenaient ma personnalité », pense-t-il. « Les poètes sont des miroirs des ombres que projette l'avenir sur le présent », lui répond effectivement Shelley.

Un extraordinaire amour naît alors entre Joe Bodenland et Mary. Le piège s'est refermé sur l'homme du futur. Englué dans le présent, possède-t-il encore la possibilité de choisir ? Peut-il influer sur Mary pour déterminer l'histoire exacte de Frankenstein et préserver sa postérité philosophique ? Ou doit-il agir lui-même dans la réalité pour épargner aux hommes cette effroyable guerre mondiale qui l'a conduit ici ? Tous les mythes se sont désagrégés, il se trouve soudain prisonnier du no man's land de ses rêves. A-t-il le pouvoir de modifier l'avenir à partir de ses songes et, devenant créateur, n'engage-t-il pas tout un filon de la réalité dans un univers différent ?

Voici l'alternative que nous propose Brian Aldiss dans son Frankenstein délivré. Je vous souhaite d'y trouver autant d'ivresse que moi à le lire. Enfin une réponse adéquate à la phrase d'André Breton : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas. »

Immédiatement après, pour rester dans le domaine de la qualité, prenons Rendez-vous avec Rama, d'Arthur Clarke. Je dois formuler un préambule : Clarke n'est pas un bon styliste, pour lui la phrase n'a pas plus d'importance que la forme d'une cornue dans une expérience de chimie. Ce qui lui importe, c'est de transcrire sa pensée d'une manière immédiate afin de s'exprimer le plus limpidement. Aussi ne finasse-t-il pas avec le verbe, ne taquine-t il pas le substantif, ne jongle-t-il pas avec la métaphore, la catachrèse ou la synecdoque. Comme il a acquis avec le temps une certaine patte d'écrivain professionnel, il utilise parfois des trucs littéraires gros comme des maisons pour séduire le lecteur. Et ceci semble avoir désarmé Didier Pemerle qui nous avait habitué à d'excellentes traductions. Sa plume s'engourdit parfois, son style s'empâte et s'alourdit sous le poids de celui de Clarke. Enfin, comble d'horreur, ce volume d'"Ailleurs et Demain" est tellement bourré de coquilles qu'on pourrait en faire un plateau de fruits de mer. Ce qui n'est pas l'habitude de la collection.

Que ce démarrage ne vous décourage pas de vous ruer sur Rendez-vous avec Rama. Clarke est si grand et sa pensée si vaste qu'elle propulse le roman vers une rêverie cosmique d'une ampleur sans précédent. Je n'ai jamais rien lu d'aussi dépaysant depuis l'Odyssée martienne, de Stanley Weinbaum (sans oublier le Monde inverti, de Christopher Priest).

Comme Priest, Arthur Clarke invente minutieusement un monde où tout est inconnu, tout est mystère, différence, tout semble sous-tendu par une logique interne dont on ne peut approcher ni les données de base ni les conséquences ultimes. Comme Weinbaum, par contre, il va aborder cet univers de l'extérieur.

Il s'agit d'un objet spatial : « À distance et en l'absence de toute échelle de comparaison, Rama ressemblait assez drôlement à n'importe quel chauffe-eau électrique. ». Mais ce chauffe-eau a cinquante kilomètres de long sur vingt de diamètre. Tout un cosmos dérivant à travers l'infini depuis des millions d'années. Qu'est-ce que ce bizarre vagabond, se demande Norton, le capitaine de l'Endeavour, en approchant du cylindre gris ? Nous retrouvons dans le début de ce roman l'agréable impression des anciennes relations de voyage ; la lente et minutieuse description de l'espace, de l'abordage, de la pénétration du vaisseau cosmique crée un suspense scientifique d'une rare qualité. Clarke paraît avoir imaginé Rama de manière si précise qu'il parvient à la visualiser dans notre imagination. Norton et son équipage sont reliés à l'ensemble des Planètes Unies par radio. Mais, vu la distance qui les sépare de la plus proche orbite, il existe un temps de latence entre les demandes et les réponses. Cette liberté relative de leurs décisions les place en “mission d'incertitude” ; elle amplifie toutes leurs réactions face au danger.

L'astronef d'exploration que dirige Norton porte le nom du vaisseau qu'employa le capitaine Cook pour voyager à travers le monde. Il symbolisera la découverte d'un autre univers comme le premier Endeavour avait symbolisé pour la première fois la perception globale de la planète Terre par les humains. « Ils auraient pu se croire au bord d'un univers pré-galiléen » écrit Clarke. Une fois de plus, la carte n'est pas le territoire. Et le monde que 1'équipage imagine topographiquement de l'extérieur ne ressemble absolument pas à son apparence théorique. Ceci constitue le deuxième thème du livre : un suspense topologique. Dans cette gigantesque caverne, cette petite planète creuse où toutes les règles de la perspective sont distordues, l'absence relative de pesanteur abroge les lois physiques les plus directement en rapport avec nos sensations. D'après ce que décide l'observateur, l'intérieur de Rama peut apparaître comme un puits au sommet ou au fond duquel il est placé, c'est selon, ou bien comme un tunnel, s'il se déplace le long de son axe où la gravité est nulle. Clarke joue admirablement de toutes ces impressions que perçoivent les différents personnages de Rendez-vous avec Rama. Il y a celui qui aborde ces sensations d'une manière scientifique, celui qui ne les vit qu'en référence avec le cinéma désuet du vingtième siècle, celui qui les reçoit d'un point de vue sentimental etc.

Au cœur de cette image en réduction de l'infini, l'homme cherche à déterminer ce qu'il doit penser afin de plier le monde à sa décision ; en cet instant, il prend le risque de choisir un système de réflexion erroné qui régira ensuite sa vision et celle de sa descendance. Ainsi en est-il toujours de la créature pensante face à l'inconnu, nous dit Clarke. Il est imprudent de déterminer d'avance les lois d'un univers lorsqu'on n'en connaît pas les caractéristiques exactes. Mais il est impossible de procéder à son exploration si l'on n'a pas fait préalablement un choix subjectif des critères qui serviront ultérieurement à déterminer sa spécificité. Réflexion d'une extraordinaire profondeur sur l'exploration et l'interprétation de l'inconnu.

Rendez-vous avec Rama propose également une rêverie, thème rebattu me direz-vous, sur la rencontre avec une civilisation étrangère.

Ce problème, qui attend inéluctablement l'homme au détour des étoiles, vaut qu'on le traite et le retraite avec acharnement. Il est nécessaire que nous employions notre imagination à inventer toutes les circonstances possibles de cette rencontre, même si vraisemblablement elle ne s'effectuera pas dans les conditions que nous aurons énumérées au cours de centaines et de centaines d'œuvres de SF. C'est grâce à ce travail préparatoire qu'il sera possible de découvrir des analogies entre nos hypothèses et notre future expérience de l'inconnu.

Mais Clarke nous réserve une dernière surprise : que se passera-t-il si les hommes et les créatures de nulle part se rencontrent dans l'espace, mais pas dans le temps ? Une éventualité qui, à ma connaissance n'a jamais été exploitée. Norton et son équipage, de la même façon qu'ils ont procédé au conditionnement de leur regard à l'univers cylindrique de Rama, vont essayer de déterminer quels pourraient être les habitants de ce monde abandonné. Tout ici est net, propre, métallique ; des groupes de construction se dressent comme des villes. Sont-ce des villes ? Soudain, dans la profondeur nocturne de cette immensité, seulement balayée par les maigres projecteurs des cosmonautes, une aube se lève. C'est alors le troisième thème du livre, un suspense biologique, qui s'élève jusqu'à la conclusion finale, tout à fait clarkienne et superbement cosmique.

Si j'ai posé en introduction que je ne considérais pas Clarke comme un bon styliste, il est indispensable de tempérer ce jugement en précisant qu'il est néanmoins un écrivain efficace. Chacun de ses personnages, ces petits bricoleurs rêveurs, légèrement asociaux, qui n'ont trouvé à s'établir dans la société qu'en cherchant une place hors d'elle, à bord d'un vaisseau de l'espace, sont campés avec beaucoup de réalisme, beaucoup d'humanité ; et les représentants des Planètes Unies, qui jugent de leur situation au grand conseil lunaire, traduisent bien les réactions terre à terre d'une société humaine, peureuse devant l'inconnu. Il y a, dans le jeu qui se trame entre les explorateurs et leurs juges, une transposition réaliste de l'aventure prométhéenne.

Et puis, surtout, dans Rendez-vous avec Rama, Arthur Clarke fait preuve d'une telle invention au niveau des détails, d'une telle précision scientifique dans leur élaboration, que ce travail d'artisan, de paysagiste, permet de pénétrer dans Rama à travers un sas subtil, afin de nous faire passer de l'autre côté de l'image.

Voila, cette chronique est finie. Angoulême m'appelle. Une curieuse forme de contraction spatio-temporelle fait que vous en serez revenus au moment où j'écris ces lignes. J'espère qu'on y aura eu fait des repas intimes, balthazars cérébraux.