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La petite chronique de nuit de Philippe Curval

Galaxie 129, février 1975

Christian de Chalonge : Parcelle brillante

Kenneth Harker : les Fleurs de février

Philip José Farmer : Comme une bête

Marie C. Farca : Terre

Norman Spinrad : le Chaos final

Toujours à l'affût de la nouveauté, afin de faire de cette chronique le bastion avancé de la SF, j'ai réussi à me faire inviter à la projection de Parcelle brillante, moyen métrage de Christian de Chalonge d'après une nouvelle de Theodore Sturgeon. À l'heure où paraîtront ces lignes, il est probable que vous l'aurez vu sur le bizarre vasistas, je veux dire à la T.V., dans la série du samedi soir "Histoires insolites". Les quatre premiers films de ce feuilleton sabbatique étaient réalisés par Claude Chabrol ; ils n'étaient pas convaincants. Chabrol est un amoureux inconditionnel de la Science-Fiction et l'a défendue en public, à plusieurs reprises, avec beaucoup de talent (je pense surtout à cette défunte émission littéraire où étaient réunis les pontes français de la SF ; il fut le seul à exprimer sa passion avec suffisamment de sincérité et d'intelligence pour réussir à ébranler la conviction des ilotes de l'autre bord, venus pour ridiculiser une littérature qu'ils méprisent). Malheureusement, et son talent n'est pas ici mis en cause, je le crois trop sarcastique, trop pudique en tant que créateur, pour réussir un jour dans le genre fantastique et insolite.

Christian de Chalonge, par contre, est l'auteur de l'Alliance, l'une des meilleures bandes fantastiques françaises de ces dix dernières années ; je suis certain qu'il est aujourd'hui le metteur en scène français capable de nous donner un grand film de SF. Son essai sur Parcelle brillante en est la preuve. Je ne sais pas ce qu'a pu donner la projection de cette réalisation sur le petit écran, en noir et blanc ; mais, en couleur et en grand format, la réussite était évidente.

D'autant plus que Parcelle brillante n'est pas la moins difficile à adapter des nouvelles de Sturgeon. Dans son anthologie Territoires de l'inquiétude, où elle parut pour la première fois en France, Dorémieux le soulignait : « Le présent récit ne peut que faire éclater tout système de classification dans lequel on voudrait l'enfermer. ». À moins que, au contraire, cette histoire d'idiot légèrement mutant, tellement spécifique de l'univers de Sturgeon, n'ait favorisé l'adaptation, en raison de la parfaite insertion littéraire des signes révélateurs de son étrangeté.

Réalisme minutieux, tel a été le parti pris de Christian de Chalonge et de Jean Curtelin, le coadaptateur. Ils ont fait un découpage extrêmement fidèle au récit, modifiant seulement certains détails anecdotiques ; ceci, sans doute pour des raisons de crédibilité cinématographique et de sensibilité personnelle.

La montée en folie de ce héros monstrueux et pathétique, passant du dévouement instinctif au génie chirurgical et du génie chirurgical à une sorte de vampirisme de l'affection, est développée avec la plus grande efficacité. Sans concession à un intellectualisme autodestructeur, très courant chez nos jeunes réalisateurs, Christian de Chalonge a joué la carte de l'authenticité. L'opération effectuée par l'idiot sur la minable prostituée est réalisée avec une sanglante précision. Les gestes, les mouvements, les grognements de ce chirurgien improvisé sont évoqués comme au travers d'un rapport de neurologue ; pas un effet grand-guignolesque, la réalité seulement, la réalité fantastique.

L'envoûtement provoqué par ce film est prodigieux ; cette histoire d'amour d'un Quasimodo doué d'un surprenant talent opératoire pour une créature déjetée et veule s'impose avec autant de violence qu'un document pris sur le vif. N'est-ce pas, après tout, l'une des finalités de la Science-Fiction que de nous faire découvrir, au-delà du dépaysement facile des voyages interplanétaires, la surprenante beauté des fantasmes soudain figés dans le réel ?

Mais, trêve de philosophie à 4,95, par traites de 60 centimes sur huit mois avec un versement comptant de 1 franc : le bénéfice est trop mince, 45 centimes seulement, soit dix pour cent à peine ; en ces temps d'inflation galopante, investissons plutôt dans le livre. Le papier augmente, le prix des volumes suit en proportion ; ce qui, pour un écrivain payé au pourcentage, peut devenir fructueux ; ou désastreux si les lecteurs boudent les romans. Voire !

C'est pourquoi, ce mois-ci j'ai voulu faire un tour d'horizon des collections que je lis peu, ou pas du tout (pour des raisons très différentes qui vous seront ultérieurement exposées) afin de me rendre compte si lesdites collections ont un avenir ou si ce sont mes capacités de lecteur qui ont baissé.

"Le Masque" d'abord : cette nouvelle série qui a débuté en mars m'a laissé pantois. Six titres d'un coup, dont quatre issus de collections défuntes, puis neuf autres jusqu'en novembre, cinq encore depuis cette date sur les tourniquets des livres de poche, si bien que je n'ai pas eu le temps de la saisir au vol. Il faut dire, qu'en dehors d'un Philip K. Dick, rien n'était très alléchant parmi les inédits.

Pourtant, dès le début, j'ai été attiré par les couvertures et l'aspect physique de la collection. Le vent d'austérité qui souffle — image ridicule — sur les publications françaises me navre, et la parution de couvertures un peu plus émoustillantes me revigore. La figuration fantasmatique est un merveilleux facteur d'induction onirique et j'ai toujours aussi soif de ces images photographiques de l'imaginaire — Ah ! Emsh ! — sur les couvertures des romans, des anthologies et des revues de Science-Fiction.

Donc, pour me rendre compte de ce que pouvait être le contenu, après avoir apprécié le contenant, j'ai effectué un prélèvement arbitraire parmi les derniers titres. Je me suis mis à lire les Fleurs de février, de Kenneth Harker. Le bon Jacques van Herp, que je soupçonne d'être mêlé au choix des volumes du "Masque" — la Galaxie noire, de Murray Leinster, ne trompe pas — nous présente ce Harker comme un représentant de l'école littéraire anglaise illustrée par Davies, Cooper et Ballard. Sans vouloir lui faire de la peine, pas d'accord ! À moins que Michel Butor et Guy des Cars ne soient aussi considérés globalement comme les représentants du roman moderne français (toutes proportions gardées car l'écart, ici, n'est pas si énorme).

Le roman de Kenneth Harker n'est qu'une bonne mouture classique du thème de la colère végétale. Il se lit avec facilité, comme un bon polar à couverture jaune du "Masque" d'avant-guerre. Voilà, le mot est lâché, il s'agit de confection : tout cela sent la bonne anticipation bien faite, un peu poussiéreuse, avec un zeste de psychologie appliquée pour ne pas décevoir les nostalgiques d'Agatha Christie. Je ne suis pas réellement hostile à cette formule, et il y a d'excellents moments dans les Fleurs de février, mais ce livre n'apporte strictement rien d'original à la SF. Tout au plus peut-il renforcer la conviction des adversaires de la Science-Fiction qu'il s'agit bien d'une littérature de deuxième choix.

Malgré cela, ce roman est honnête, bien rédigé et n'est pas totalement dépourvu d'invention. La description d'une Terre de neige envahie par les fleurs de février est bien venue. Leurs racines plongent à même la glace pour former d'inquiétantes stalactites et leurs corolles bleues s'épanouissent, fraîches et dangereuses dans l'air blanc du matin. Le dénouement contient des péripéties assez délirantes qui tranchent soudain sur l'aspect un peu compassé du récit. Un livre à lire dans le train en se rendant aux sports d'hiver. Il peut inciter le lecteur à prendre peur de la neige et à renoncer définitivement aux loisirs du ski. Une dernière remarque, la collection est très solide : j'ai tordu ce volume dans tous les sens, corné les pages, cassé le dos, il est aussi intact qu'avant de le lire.

Deuxième collection dont je n'avais encore lu aucun titre, "Chute libre" aux éditions Champ libre. Là, mes raisons sont très simples : une horreur du style “coup de poing” des dos de couverture. Ces éditeurs qui, brusquement, se prennent d'amour pour la Science-Fiction alors qu'elle devient à la mode et qui, pour se singulariser, affirment qu'ils vont publier des génies méconnus et des œuvres plus extraordinaires que toutes celles parues jusqu'alors attirent peu ma sympathie. Surtout lorsque les génies méconnus en question sont Farmer, Zelazny et Spinrad — le Zelazny n'est d'ailleurs qu'une extension commerciale d'une excellente nouvelle parue dans Galaxie. Et, pour achever le tout, les éditeurs nous annoncent qu'ils ne publient pas de Science-Fiction, qu'ils nous proposent des livres qui, des livres que, enfin de la vraie contre-culture quoi.

Pourquoi ce ton fier-à-bras ? Au fait, pourquoi pas ? La seule raison de ma répugnance est plus confidentielle. En fait, je n'aime pas Farmer et ses romans constituent la moitié de la collection. J'ai donc pris Comme une bête comme une purge afin de me guérir de ces mauvaises humeurs qui nuisent stupidement à ma santé.

Point important à souligner : les couvertures de la collection "Chute Libre" sont parmi les meilleures de la production actuelle. Directement issues du pop'art, avec un zeste de surréalisme pour corser l'affaire, elles se singularisent par une réelle originalité, en arrachant l'œil à force de violence. Et puis la présentation est belle, le papier cossu ; bientôt la contre-culture sera éditée sur alpha bouffant du verger et tirée à quelques exemplaires numérotés réservés aux bibliophiles contre-culturels.

Première impression ressentie en attaquant ce Farmer : « Tiens, le voilà enfin débarrassé de ce mysticisme cucul qui ne faisait pas son charme et de ce flou désagréable dans les idées qui m'horripilait. ». Dès les premières pages le ton est vif, alerte, le décor est planté avec vivacité ; il sait donner à son récit une réalité extraordinaire en utilisant des effets zooms, par grossissements brutaux de détails empruntés à une vie quotidienne réinventée. Puis, à mesure qu'on pénètre dans le roman, on retrouve progressivement la flaccidité de l'auteur. Il avait seulement passé la veste d'intérieur du talent ; une fois déshabillé, le voilà tout nu, nous offrant comme d'habitude sa grosse libido toute simple. Cédant intégralement cette fois à la mode de la pornographie militante, il n'hésite pas à nous infliger cent pages de descriptions lénifiantes en utilisant le manuel du petit scabreux amateur.

Ne croyez pas que ce soit en moraliste que j'attaque ce goût pour la pornographie systématique, seulement en sybarite. Aucune volonté de faire plaisir au lecteur dans Comme une bête ; même une mouche ne se masturberait pas en lisant ce roman.

Le mythe du vampire intégré à une autre civilisation a déjà été merveilleusement célébré par Richard Matheson dans Je suis une légende. Il était normal qu'un thème aussi séduisant fût repris par un autre écrivain. Il y avait matière à développements intéressants. C'est d'ailleurs la seule donnée véritablement SF du roman, cette proposition de base sur les univers parallèles qui nous frôlent, où existent un grand nombre de para-humains. Par accident ou par bannissement, certains d'entre eux se trouvent soudain obligés de vivre sur notre planète. Alors larves, lémures, vampires, striges, goules, voïvodes, brucolaques, fantômes, spectres et tutti quanti se déguisent en humains pour survivre, tout en poursuivant leurs coupables activités. Je me frottais déjà les mains de plaisir.

De plus le héros de Comme une bête est une sorte de personnage de série noire, détective privé traditionnel qui s'adonne ici plus au joint qu'au scotch. Il ressemble à Lord Byron. Tout était là pour me séduire : « Enfant, il lui était arrivé de se dire qu'il préférait devenir peut-être un Tarzan plus qu'un Sherlock Holmes. En grandissant, il n'était devenu ni l'un ni l'autre, mais il se sentait beaucoup plus proche de Holmes. Il n'aurait même pas fait une Jane acceptable. » De l'humour, en plus.

Un film envoyé à la police montre son ex-associé se faisant croquer le sexe par un monstre éprouvant. Il décide de mener une enquête.

Naturellement, le décor de tous les jours, à Los Angeles, est entièrement pollué. Un smog épouvantable tombe par instants sur la ville. Les automobilistes fluent et refluent en longues files.

Mais cela ne dure pas. Farmer oublie brusquement tout humour, toute invention, il néglige d'exploiter sa proposition de départ et l'atmosphère d'apocalypse, embouteillage et pollution, se transforme en description très mode, telle qu'on peut la trouver dans les France-Dimanche de l'écologie. Enfin, comble de la déception, la maison du mystérieux baron Igescu que l'on va nous présenter est directement issue de l'imagination de Chas Addams : même les personnages sont empruntés à son folklore.

C'est la débâcle ! Ce ne serait pas grave s'il ne se mettait en plus à patouiller dans la merde et le foutre avec une effervescence redoutable. Qu'il est loin son subtil essai des Amants étrangers ! Philip José a largué toute pudeur et se repaît visiblement de son excrément littéraire. Quel ennui !

Mais permettez-moi de changer d'avis durant quelques lignes. Si mornes puissent être certains passages érotiques, si pauvres certaines descriptions scatologiques, Farmer; atteint durant un court moment à une certaine grandeur dans l'expression de ses fantasmes sexuels intimes. Voyeur éberlué, Harald Childe, le privé dont nous avons parlé, assiste à l'automasturbation d'une créature visiblement issue des profondeurs du cosmos. Puisant au plus profond de ses obsessions, Farmer entremêle alors les thèmes de l'épouvante et de la dérision avec un certain allant ; du sexe de cette créature jaillit une sorte de serpent blanchâtre avec une tête ronde comme une pomme terminée par une barbiche à la Méphistophélès. Je vous laisse le soin de déguster la suite !

Hélas ! cette étincelle ne suffit pas à sauver le bouquin. Il faut une énergie farouche pour aller jusqu'au mot "fin".

Passons maintenant à "Présence du Futur", chez Denoël. Comment, me direz-vous, la plus vieille et la plus honorée des collections de Science-Fiction, vous ne la lisez pas ? Je l'avoue, oui, je l'avoue il y a très peu de volumes blancs ornés de l'ombre colorée d'un satellite sur une planète dans ma bibliothèque (tout au moins en ce qui concerne les cent derniers numéros). Mais j'ai des excuses : mes rapports passionnels avec ce qui constitua mes plus belles émotions de lecteur adolescent sont teintés de dépit amoureux. Je m'explique : il est très difficile de retrouver le même intense plaisir de la découverte dans une collection qui se perpétue sur plus de vingt ans. J'ai toujours le frémissement annonciateur de l'orgasme intellectuel dans la colonne vertébrale quand j'ouvre un nouveau Denoël, malheureusement il aboutit si peu souvent que je finis par me priver plutôt que d'être déçu.

Las, voyons, un peu de courage ! Que paraît-il pour la rentrée ? Terre de Marie C. Farca. Voilà un roman dont personne ne parlera. Mon esprit de saint-bernard se réveille. J'imagine l'auteur, jeune enseignante dans son collège de Pennsylvanie, sortant du campus avec son appareil photo sous le bras pour aller prendre quelques clichés de l'automne dans l'est des États-Unis. Elle est mélancolique, son livre n'a trouvé aucun écho dans les grands magazines parisiens. Marie s'assied sur un banc, la nostalgie s'empare d'elle. Qu'y a-t-il de plus triste qu'un auteur dont le roman ne rencontre aucune audience ? Rien.

Roman néo-biblique appartenant au domaine de l'allégorie, Terre est aussi une tentative de justification et d'explication du mouvement hippy par la Science-Fiction. C'est aussi une réflexion sincère et légèrement naïve sur les problèmes du groupe et de l'individu. L'œuvre de Marie C. Farca est assez bien construite, bien écrite, sa sincérité est évidente. Que peut-on alors réellement lui reprocher ?

Peut-être cela, cette absence de rouerie, ce manque de métier de l'écrivain. Les intentions sont dévoilées dès les premières pages, dès la lecture de la table des matières on sait que cet Ames, Robinson d'un monde de technologie, naufragé sur une planète de style “paradis terrestre” après qu'Eve a croqué la pomme, va successivement rencontrer Conteur, Fermier, Ecol, Chasseur et Garçon, ce qui permettra à notre amie Farca d'exposer toutes ses théories philosophiques et politiques (?).

Pas d'action secondaire, pas une nuance dans la psychologie des personnages stéréotypés qui constituent cette société en miniature, pas la moindre once de folie, tout est dit là, bravement, avec la fierté ingénue des pionniers.

Solidement incrusté dans les draps de mon lit, j'ai vu en imagination Ames sortir son gros bouquin noir appelé, je crois, Earth (la bible des hippies) et en faire la lecture à la population ravie. Les cul-terreux rousseauistes du coin apprenaient comment on survit dans une communauté grâce à l'apport de la technologie primitivifiée. En revanche, le naufragé apprenait les bases d'un humanisme oublié qu'il emportait avec lui sur cette autre Terre perdue dans le futur ou dans le passé d'où il provient probablement.

Mais il ne faut pas que j'abuse de la dérision, car on trouve pas mal de jolies choses dans le Terre de Marie C. Farca. Par exemple, lorsque Ames débarque, il s'aperçoit progressivement que les parties de son corps ont une appellation spécifique, que le remplisseur de gant s'appelle “la main” ; le repose-casque se nomme “les épaules” ; il y a aussi les doubles homéogénétiques qu'un homme est habilité à obtenir après une certaine expérience ; toutes les allusions que fait Ames sur ses rapports avec ses doubles sont marquées au fer de la subtilité et de la sensibilité.

Par ailleurs, si clairement exposée soit-elle, la démonstration sur les avantages d'une société basée sur l'individualisme (qui prend brusquement conscience des bienfaits de la coopération lorsque la société est menacée) n'a pas la rigueur d'une leçon de morale. Et Marie C. Farca laisse même au lecteur le soin de conclure par lui-même : quelle est la meilleure des deux civilisations ? Celle qui permet à l'homme d'acquérir le maximum d'informations au prix du minimum d'efforts (grâce à la racialisation et la technocratisation à outrance) afin d'aboutir à la connaissance absolue de l'univers, ou celle qui laisse le mystère entier mais permet à l'homme de s'épanouir physiquement et poétiquement dans un cadre façonné à la mesure de l'individu, c'est-à-dire en respectant le plus possible les données initiales de l'écologie :

« Alors, laquelle ? Tu connais l'histoire de ta planète et un peu celle de la mienne. Quelle est la vraie ? » demande le jeune Garçon.
— «  La vraie Terre, Garçon, est celle qui a un avenir. » répond Ames.

Pris d'un remords essentiel à l'égard de la collection "Chute Libre", je me suis décidé à lire le second volume paru pour la rentrée. Voyez mon objectivé, car je me suis laissé dire qu'il n'y en aura malheureusement plus d'autre. Il s'agit du Chaos final de Norman Spinrad. Pourquoi le Chaos final et non pas les Hommes dans la jungle ? Toujours la même réponse : pour les directeurs de cette collection, il s'agit de frapper vite et fort, alors on maquille la traduction.

Passant donc du petit fragment de cellule qu'Ames se retire de la cuisse à la fin du Terre de Marie C. Farca, à la cuisse de faisan que Bart Fraden dévore au commencement du Chaos final, j'ai commandé à mes yeux de se poser sur les pages du roman et à mon esprit de se charger d'impartialité critique. Quelle dérision ! Tous ceux qui s'en targuent sont des imposteurs !

Norman Spinrad est nouvellement apparu dans notre galaxie en 1969, avec un assez mauvais roman, les Solariens ; puis il y a deux ans avec le fracassant Jack Barron et l'éternité ; et, l'année dernière, avec ce roman d'Adolph Hitler, Rêve de fer. J'avoue que je ne l'ai pas lu ; tout ce qui rappelle de près ou de loin, et pour quelque raison que ce soit, le nom d'Hitler me paraît inutile et dangereux. Il est si facile de susciter ses héritiers que je reste vigilant. Je préfère les débusquer avec du poil à gratter, des boules puantes et des étrons sauteurs plutôt que de les appâter avec le nom de leur sinistre idole.

Avec le Chaos final, voilà que Spinrad recommence et qu'il nous décrit avec infiniment de complaisance la planète Sangre et son dictateur Moro dont il dit : « Hitler et Sade ressemblent au petit lord Fauntleroy à côté de lui. » La morale de Sangre est simple : l'univers est mort, il n'a pas de sens, pas de vouloir. L'homme seul a un sens et un vouloir ; et pour l'homme s'offre un choix : souffrir ou jouir. Si l'on choisit le plaisir on est un homme, si c'est la souffrance on est un animal. Les animaux vivent, les hommes existent. À ce titre, ceux qui ont choisi de jouir, les Frères de la Souffrance, s'autorisent toutes les exactions, tous les crimes, tous les viols, toutes les tortures.

Vers la page 100, je commençais à défaillir, non que l'évocation permanente du sang et des tortures m'ait amené au bord de l'écœurement, simplement par lassitude. Puis, brusquement, je me suis mis à partager l'attitude humoreuse du héros, Bart Fraden et de la belle Sophia, sa femelle : « Toute sa vie, il avait tenu les commandes, avait plié les situations, les événements, les hommes à sa volonté. Les événements se brisaient en tourbillons autour de lui. » Et : « Même avec une carte d'état-major, il ne ferait pas la différence entre la culpabilité et le trou de son cul. » Vous l'avez reconnu, il s'agit naturellement du prototype de l'antihéros que les Américains ont découvert récemment à la faveur des guerres de Corée et du Việt Nam (avant, bien entendu, il n'existait pas aux U.S.A.).

Assez superbe démolition du mythe de Robin des bois, le Chaos final est aussi une réflexion très pessimiste sur la révolution et sur les hommes qui la font. Je ne sais pas après quelle expérience personnelle Spinrad a pu aboutir à cette désespérance, mais elle est solidement enracinée en lui. J'espère simplement qu'il aura le loisir de faire une révolution pour vérifier si ses théories s'adaptent à la réalité.

Enfin, embarquons-nous avec Bart pour Sangre et tâchons de voir quel est cet “ordre naturel” auquel s'accrochent les animaux, les viandanimaux et les bestioles. Il s'agit pour la population de fournir aux frères un quota de bébés pour leurs repas et de maintenir en état d'hébétude permanent les dirigeants télépathes des premiers habitants de Sangre, ces cerveaux qui conduisent la société d'insectes intelligents, les Bestioles. Il suffit pour cela d'enivrer ces derniers en permanence et de décider à la naissance que certains hommes ne dépasseront jamais le stade des viandanimaux. À ce prix, une quinzaine de millions d'habitants survivent tant bien que mal quand les frères ne décident pas de dépasser le quota de viande ou de torturer quelques esclaves, de violer leurs femmes et de les utiliser pour leurs caprices. Pour soutenir cet ordre naturel, il y a les Tueurs, sortes de super-S.S., endoctrinés depuis l'enfance et conditionnés physiquement pour le meurtre.

À partir de cette situation symbolique, Bart Fraden voit réunies toutes les conditions d'une révolution. Il va tâcher de démontrer par la dérision comment le peuple est attaché à ses habitudes et à ses traditions, pour quelles raisons sordides il se décidera à entrer dans l'armée de libération et comment enfin, une fois les tyrans renversés, il utilisera leurs mœurs à son profit.

Démonstration désespérante s'il en fut. Spinrad n'y voit qu'un remède : un égocentrisme forcené, un individualisme blindé et la constitution d'un couple lié par des rapports amoureux et lucides. « Et on s'amuse et on rigole. »

Est-ce ce ton désinvolte, cette joyeuse verve à propos de la mort et de la souffrance qui m'ont fait lire ce livre jusqu'au bout ? Toutes mes convictions s'opposent profondément à celles de Spinrad. Ou bien ai-je subi la fascination qu'exerce sur tous les amateurs de bande dessinée le spectacle de la violence et du sadisme ? Je ne crois pas : au contraire, la longue et insistante description de combats sanguinolents m'a souvent lassé et je n'y ai vu que prétexte à faire un gros livre de 350 pages.

Non, il y a chez Norman Spinrad, et cela éclatait déjà dans Jack Barron, une extraordinaire puissance d'évocation, un très réel talent de conteur qui rend la lecture de ses œuvres très attachante. J'ai cédé, comme n'importe quel godoche, à ce mystérieux pouvoir de transmutation qu'exerce la Science-Fiction sur l'œuvre littéraire. Il permet parfois de faire avaler n'importe quoi à n'importe qui.

Faute de pouvoir le vérifier sur quelqu'un d'autre, en refermant le roman, je me suis regardé nu dans la glace pour voir si je ferais aussi un bon rôti. J'en frissonne encore.

Voilà, ce sera tout pour ce mois ; j'espère vous donner un jour la recette du bébé à la sangrienne. Ah ! une dernière précision, je regrette de ne pouvoir chroniquer pour ce mois les Clavicules de l'inconscient de Lloyd J. Effries : le manuscrit est resté en douane. Toute l'équipe de Galaxie se relaye pour essayer de convaincre cette administration qu'il n'est pas tapé sur feuilles de marijuana. Et vive le marxisme-mandrakiste !