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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Jalons pour une histoire de la Science-Fiction

Science-Fiction moderne et postmodernité : J.G. Ballard et la métafiction

On pourrait s'étonner que je prenne mon exemple dans la science-fiction, qui est censée relever de la “littérature de masse”, et même pour certains de la “paralittérature” [1], pour traiter de métafiction, censée relever de l'extrême pointe de la création littéraire, là où le discours sur la littérature se prend lui-même comme objet littéraire et moteur de fiction [2]. Ce serait oublier que des transformations importantes ont eu lieu dans les domaines de la production comme de la réception de la fiction romanesque, tout comme de la science-fiction, depuis le début des années 1960, époque où Ballard commence à publier ses textes dans ce domaine.

Comme le rappelle Umberto Eco :

« C'était le début du pop-art, et donc les années où les distinctions traditionnelles entre art expérimental non figuratif et art de masse narratif et figuratif devenaient caduques  [3] ».

Plus qu'un autre domaine littéraire, la science-fiction, qui avait été depuis Jules Verne le lieu de figuration fictionnelle de l'idéologie de la science et de la société industrielle, se trouve prise dans les convulsions consécutives à la crise de ce que J.F. Lyotard nomme les “métarécits”. Il s'agit de ces évidences idéologiques présentées comme des “allant de soi” et qui légitimaient le savoir scientifique ainsi que son utilisation technologique et idéologique dans le cadre du mythe dit du “progrès de la civilisation”  [4]. Mythe qui, entre autres, nourrissait l'imaginaire des romanciers depuis le milieu du XIXe siècle au moins. Et ceci même si, comme on peut le voir dans les textes de Wells la science et ses visées étaient problématisées, à l'exemple de L'île du docteur Moreau. Ces métarécits servaient de cadres de référence implicites, le récit s'y coulait et se situait dans le moule dit “réaliste” ou “naturaliste”.

Les convulsions, qui entraîneront une crise, ont lieu alors que, comme le dit le même Lyotard,

« Les sociétés occidentales développées sont alors entrées dans l'âge post-industriel, et les cultures de ces mêmes sociétés dans l'âge post-moderne »  [5].

Le “post-moderne”, c'est-à-dire un mot

« en usage sur le continent américain […] qui désigne l'état de la culture après les transformations qui ont affecté les jeux de la science, de la littérature et des arts, ce passage est commencé depuis les années 1950 » [6].

Ces transformations ont amené une crise de la représentation fictionnelle dont l'une des issues a été la création de “métafictions” ou de “fictions post-modernes”.

Ballard, comme d'autres écrivains de sa génération, a dû se situer par rapport à la forme que revêt la représentation du savoir scientifique et technique dans la société contemporaine, et ceci d'autant plus qu'il publiait dans les revues de science-fiction. Il a été amené à s'interroger, comme la plupart des romanciers, et quel que soit le domaine où ils écrivaient, sur la prééminence d'une forme narrative, qui s'imposait dans le moule que lui avait composé le XIXe siècle. Réflexions et expérimentations qui, dans la littérature française, ont conduit à un “nouveau roman”.

Ces quelques remarques balisent en pointillé un vaste champ. Mais un auteur de la génération de Ballard avait de grandes chances de se trouver confronté au problème de la représentation du savoir dans un univers où ni celui-ci ni les formes de sa représentation n'allaient plus de soi. Pourquoi Ballard y a-t-il été plus sensible que d'autres et comment y a-t-il répondu ?

Ballard et la crise des représentations

Comme nous le fait remarquer Paul Veyne, un événement n'est jamais prédictible, et s'il est très souvent explicable, c'est après qu'il a eu lieu  [7]. On peut donc avancer, mais seulement après coup, quelques éléments, concernant la sensibilité de Ballard au problème de la nouvelle représentation.

Comme on l'a vu plus haut, à la différence de la plupart des auteurs de science-fiction qui commencent par écrire dans les fanzines, puis deviennent des professionnels, Ballard a commencé par écrire de la poésie, puis, alors qu'il était employé de bureau, un pastiche de Joyce, ce qui le rapproche curieusement de Dick, lui aussi pris dans un contexte culturel estudiantin où il était nécessaire d'avoir lu cet auteur  [8]. De plus, il va participer, avec Moorcock, à la rénovation de la revue New Worlds qui dirigée par Carnell avait pourtant accepté ses premiers textes. Ceci a lieu alors que partout en Occident se pose la question d'une nécessaire nouvelle représentation de la réalité, qui a changé. Le “Nouveau Roman” ; français, donne à certains l'idée d'une new wave ou d'une new thing nécessaire pour que la science-fiction sorte de ses ornières idéologiques et esthétiques. Ce qui, on l'a vu avec l'histoire de New Worlds, ne va pas sans mal et provoque quelques crises éditoriales.

D'ailleurs les comptes rendus des ouvrages de Ballard montrent que les lecteurs qu'il touche se situent à la fois chez les amateurs de science-fiction et en dehors de ce public, et donc qu'il élargit le public traditionnel de la SF  [9]. Ce qui a même amené à avancer la question d'une double lecture de ses textes, question dont on a vu qu'il se l'était lui-même posée à propos de Crash.

En outre, ce que les textes de science-fiction de Ballard nous montrent, dès le début de sa carrière, c'est qu'il ne s'intéresse pas en premier lieu à l'exploration fictionnelle de thèmes scientifiques. Non qu'il ignore ces thèmes, mais il les utilise comme matériau pour des productions aux allures surréelles, comme Prima Belladonna, Les statues qui chantent ou plus tard Le géant noyé  [10]. Ce sont des métaphores d'une intériorité, dans des décors et pour des atmosphères qui s'inspirent des tableaux de peintres surréalistes, comme Tanguy, Delvaux ou Dali  [11]. On sait qu'il ne s'agit pas là que d'une simple affinité superficielle : ces rencontres avec l'univers pictural surréaliste, Ballard les théorise dans des articles bien documentés  [12].

Les revues spécialisées le lui reprochent. Il est vrai que Ballard s'intéresse à l'expérimentation de possibilités créatrices offertes à l'imaginaire par tous les trésors de la SF, bien plus qu'aux simples exploitations des trames conventionnelles qu'elle propose pour les illustrer. Le critique Samuelson note d'ailleurs :

« Les relations de Ballard avec la SF sont très ambivalentes. Il utilise l'univers de la SF, en tirant des images, des figures et des thèmes sans s'y confiner »  [13].

Et ceci est juste : Ballard est plus passionné par le fonctionnement du système de représentation que par le développement des thèmes de SF.

Jusqu'en 1964, Ballard écrit cependant, comme on l'a vu, en demeurant dans le cadre de l'espace extérieur et du système de représentation conventionnel, tout en jouant sur leurs limites. Mais dès 1962, sous l'influence du pop art, il commence à publier les textes différents — qui seront repris dans La foire aux atrocités — et où il se propose d'explorer, non plus l'espace extérieur où s'éployait la SF, mais l'inner space.

Cette opposition ne se présente pas comme un conflit entre univers objectif et espace subjectif, comme on pourrait le croire. Au contraire l'idée que défend Ballard, qui se rencontre ici avec Baudrillard  [14], est celle-ci : les constructions humaines, les artefacts — que ce soient des fusées, des ordinateurs, des autoroutes, des pompes à essence ou des supermarchés — représentent les concrétisations réalisées d'un rêve de l'homme occidental. Celui-ci se meut dans un “paysage technologique” impossible désormais à rêver puisqu'il est “déjà là”  [15]. Et nous en sommes au point où dans la “civilisation” occidentale, c'est maintenant ce paysage technologique lui-même qui rêve l'homme.

L'inner space se situe dans l'interface rêve technologique/fantasmes personnels, et son exploration renvoie à un effort de maîtrise pour tenter de le dominer dans un rêve de la matière technologique/médiatique [16]. Ballard tentera cette exploration en espérant contribuer à sa reconquête. Il va le faire comme on l'a vu plus haut, en mettant sur le même plan, dans une sorte de collage, de superposition, les mythes produits par la société médiatisée et ses stars (Marylin Monroe, Liz Taylor, Jackie Kennedy) et les rêves de chacun. Il mixe l'ensemble comme si l'espace onirique personnel et l'espace mythique contemporain étaient perméables et en osmose. Il ne s'agit plus de les illustrer mais d'en entreprendre, comme dira J. Derrida, la déconstruction. Les références iconiques de Ballard cessent alors d'être les peintres ou les univers surréalistes, pour devenir celles des “pop artistes” comme Andy Warhol, Raushenberg ou Lichtenstein.

Mais cette entreprise de déconstruction se veut aussi être un moyen de reprise en main d'une liberté aliénée, comme on en voit l'illustration dans L'homme subliminal ou L'homme saturé.

Elle est parallèle à la “guérilla électronique” que désire déclencher W. Burroughs pour le contrôle du “village global” cher à Mac Luhan  [17].

Ballard se situe donc, en tant qu'écrivain, et dans le cadre de la science-fiction, comme un acteur privilégié pris dans les remous de la grande remise en cause globale des années 50 à 70, concernant la crise de la représentation. Il reste à analyser quelques-unes de ses œuvres pour marquer à quel niveau et comment son esthétique débouche sur la mouvance post-moderne.

Vers une esthétique post-moderne

La métafiction renvoie, formellement, à un jeu intertextuel entre des œuvres, jouant le rôle de rappels pour le lecteur, lequel se trouve alors devant une fiction au second degré dans laquelle il joue son rôle. On peut montrer que certains textes de Ballard se situent dans cette dynamique. On pensera en particulier à l'Astronaute mort, à Souvenirs de l'ère spatiale  [18]. Dans ces deux cas il s'agit de mettre en scène, dans le cadre d'un récit distancié, des matériaux mythiques réifiés. Ici ils proviennent des grands thèmes de la conquête de l'espace, qui ont agité la SF depuis Jules Verne, et qui avaient vu leur impact émotionnel porté au plus haut degré entre 1935 et 1950. Les éléments du mythe, comme les débris errants des satellites, déconstruits, balisent l'horizon du texte ballardien qui n'a de sens que par leur présence, mais qui tire sa signification poétique de leur brisure.

Dans le même texte qu'il reconstruit, et servant à cette reconstruction, Ballard joue sur tous les tableaux. Les allusions aux classiques de la SF constituent l'horizon et la mise en travail de thèmes de son texte. Celui-ci les cannibalise, pour construire l'espace d'une nouvelle “spéculative fiction”, qui donne à percevoir au lecteur protagoniste l'interface des mythes extérieurs et des rêves personnels de l'écrivain.

Crash est un excellent exemple de ce processus. Ici la déshumanisation ne passe plus par la figure du robot, chère à la SF classique, mais par la réécriture du corps de la femme en tant que poupée de néoprène, dans un roman qui ne relève pas exclusivement de la SF, même s'il peut être lu comme l'un de ses aboutissements. Les catastrophes cosmiques y sont métaphorisées sous la forme d'un accident d'automobile, dont la perception par le héros photographe Vaughan, est rendue par une dimension voyeuriste appliquée à l'univers technologique. Voilà pour ce qui regarde la déconstruction des mythes. Mais Vaughan lui-même n'est le héros qu'en tant que photographe. En tant que tel, il est, comme l'auteur, apte à créer un monde par des superpositions, des montages, des trucages et des mises en scène de bribes de la réalité. Le texte se construit aussi, à l'aide de ses éléments et de ces techniques, comme artefact iconique et langagier. Mais Vaughan, le destructeur de mythes, est lui-même pris dans un processus de mythification, comme dans le roman de Calvino, où le lecteur est lui même un personnage du roman. Le texte ballardien tel une bande de Moëbius ne décrit plus un espace intérieur distinct d'un extérieur, il se confond avec l'espace même qu'il représente et le lecteur y est impliqué.

Un exemple encore plus probant est peut-être le roman Salut l'Amérique. Depuis un siècle, ses habitants ont déserté les USA, à la suite de manipulations climatiques. La côte Est n'est plus qu'un désert sablonneux, l'Ouest une jungle. Les membres d'une expédition venue d'Angleterre sur le voilier Apollo, le bien nommé, accostent dans les dunes du port de New York pour une visite des États-Unis : leur coque se troue sur les restes de la statue de la Liberté. Un passager clandestin, Wayne, à la recherche d'un père mythique disparu, complète la cohorte de physiciens qui enquêtent sur des foyers de pollution radioactive. A dos de chameau, puis en voitures à vapeur, l'expédition, se met en route. Après New York peuplé de serpents qui hantent un désert de cactus, Washington, Las Vegas, Hollywood seront atteints. Les ombres des héros mythiques des Etats-Unis — John Wayne, Marilyn, Sinatra, Kennedy, Mickey Mouse, les indiens à dos de chameau, Charles Manson, nouveau président autoproclamé des USA à Las Vegas — sont convoqués dans le cadre d'un récit d'aventures, où les autochtones rencontrés se nomment Xerox, GM, Heinz, Pepsodent, Big Mac ou Seven Up. Ces aventures nouvelles ne sont que des reprises d'anciennes séries de type western ou roman tough, dans des décors à la fois neufs et renvoyant à des souvenirs, des mirages ou des remakes cybernétiques. Pour les personnages, et Wayne en particulier, cette aventure offre une voie pour affronter des fantasmes et se trouver :

« Sous prétexte de traverser l'Amérique, ils s'apprêtaient à entreprendre un safari beaucoup plus long autour du périmètre de leur propre crâne » (p. 81).

Pour le roman, écrit au début de l'ère de l'acteur/président Ronald Reagan, c'est un moyen de revisiter avec une distanciation à la fois critique, ludique et humoristique, les bribes des grands mythes qui ont permis aux USA de se prendre pour la nouvelle frontière de l'humanité en marche. Nombre de fantasmes sociaux s'y mêlent aux rêves personnels : l'explosion d'une bombe A, les destructions de barrages par des missiles pour modifier le climat planétaire, le désir de présider depuis le bureau ovale de la Maison Blanche déserte etc. Les personnages se sentent pris dans le déroulement d'une H(h)istoire qui leur échappe, et qui semble n'être constituée que par les chutes et les rushes de vieux films qui ont déjà été tournés et n'ont pas été oubliés. D'où cette impression d'une sorte de revival un peu dément de signifiants mythiques sous forme de clichés qui se combinent de façon quasi aléatoire, selon des éléments de trame connus, mais dont l'ensemble aboutit à une complexité raffinée, qui se termine en donnant un sens neuf à un mythe plus ancien encore, celui d'Icare.

Retour sur un itinéraire

Ce qui caractérise la métafiction en général, c'est l'impression qu'elle donne au lecteur, de se retrouver dans le remake distancié d'un univers fictionnel dont tous les éléments sont déjà culturellement surdéterminés. L'originalité de Ballard tient au fait que les univers “revisités” sont ici ceux qui ont contribué à faire de la science-fiction états-unienne de l'âge d'or (tout comme d'ailleurs des USA eux-mêmes, qui en semblent une émanation) une fabrique de rêves qui s'était universalisée et tendait vers l'infini.

Le choix de Ballard, comme exemple d'auteur de métafictions, se justifie d'autant plus qu'il montre, dans l'avancée de ses textes, comment la littérature de SF — mais cela est sans doute vrai pour d'autres genres, et pour le roman occidental en général, sans parler du cinéma — a pris en compte la crise de la représentation dans le monde post-industriel. Cette prise en compte donne des textes qu'il est convenu de dire de “métafiction” c'est-à-dire une option post-moderne.

L'itinéraire de Ballard est, de ce point de vue, caractéristique :

Dans un premier temps il dépeindra de façon désenchantée, comme pour les décadentistes, puis les surréalistes, le refus des formes du monde industriel moderne au profit d'un espace onirique, ce qui nous vaudra les textes composant l'univers de Vermillon Sands.

Dans un second temps, ce sera, au plan thématique, la mise en récit de mythes propres à la science-fiction occidentale, avec une coloration pessimiste/critique : Le vent de Nulle part, Le monde englouti, Sécheresse, Le monde de cristal, quatre textes qui montrent la révolte des éléments et où les explorations aboutissent à une mort heureuse, par une sorte d'anesthésie généralisée.

C'est ensuite les courts textes expérimentaux qui composeront La foire aux atrocités, et qui se présentent comme une tentative de maîtrise de l'inner space, par l'exploration de l'interface des mythes de la société industrielle et des fantasmes personnels. Ces textes courts prépareront la voie à une nouvelle trilogie, exploration romanesque, distanciée et prise dans l'optique métafictionnelle, de la réalité anglaise contemporaine saisie comme produit d'un mythe technologique dans Crash et IGH, ou de son envers avec le texte “anti robinsonnien” de L'île de Béton.

L'œuvre de Ballard se poursuit depuis, avec une sorte de trajectoire qui semble l'amener aux origines de la fiction. Il semble remonter vers ce que Calvino nomme le “père des récits”, et qui pour la SF au moins, est la mythologie états-unienne de la modernité, afin de la “revisiter” dans le cadre d'une “métafiction”. C'est à ce niveau qu'il faut situer Hello l'Amérique, ou Mythes d'un futur proche par exemple.

Par la suite, on le sait, Ballard délaissera un moment ce genre de recherches pour se plonger dans l'autobiographie, avec L'empire du soleil. Cela correspond peut-être, après l'ère salutaire des métafictions, à ce que l'on nomme — sans doute avec optimisme — le “retour du romanesque”. Ce qui n'empêche pas Ballard, de continuer à explorer les diverses voies qu'il a ouvertes et qui figurent dans des romans récents ou son dernier recueil de nouvelles.

En guise de dénouement

Ces réflexions sur les textes de Ballard en tant qu'exemple de métafiction semblaient réduire celle-ci à n'être qu'une suite de procédés purement formels et d'utilisation récente servant à distancier des textes, et/ou de mythes préexistants dans une culture, et ceci sans autre justification qu'un certain arbitraire du récit. On doit élargir la perspective de la métafiction comme cas particulier des époques de crises de la représentation.

Pour demeurer dans le domaine des précurseurs de la SF, ce sont déjà ces procédés qu'utilise Lucien de Samosate au IIe siècle dans son Histoire vraie, à l'époque de ce que l'on nomme la “seconde sophistique”.

Dans le genre dramatique, on retrouvera cette mise en “distanciation” à la Renaissance, avec le “théâtre dans le théâtre” qui se trouve aussi bien dans le Calderon de La vie est un songe, le Shakespeare d'Hamlet ou du Songe d'une Nuit d'Eté, que chez le Corneille de L'Illusion comique.

Enfin, dans le genre romanesque c'est au XVIIIe siècle que Sterne avec Tristan Shandy puis Diderot avec Jacques le fataliste écrivent des “anti-romans”.

Dans les trois exemples cités, nous saisissons bien la mise à distance, narrative ou dramatique, d'une culture antérieure et de ses signifiants. Avant de nous poser la question du pourquoi, notons que ces trois époques, comme celle qui voit la production métafictionnelle actuelle, sont des périodes de crise du substrat symbolique qui sous tendait la représentation.

C'est l'apparition d'une conception nouvelle du monde, le christianisme qui commence à imposer ses ténèbres à l'époque de Lucien, et prend la place de l'immense et lumineux socle culturel et civique appuyé sur la mythologie classique.

Ce sont les “Grandes Découvertes” du XVIe siècle, à la fois découvertes scientifiques, politiques et culturelles. Scientifiques comme le calcul des orbites des planètes avec les lois de Kepler, et l'héliocentrisme, l'invention de la science moderne avec Galilée. Politiques et culturelles avec la découverte de nouveaux continents, et donc la rencontre d'esprits différents qui même si le résultat en sera pour les Indiens ou les Aztèques un quasi génocide représente une rencontre aussi fabuleuse et impensable que si nous rencontrions des Extra terrestres. Parallèlement à la conception de l'infini de l'espace qui vaudra à Giordano Bruno d'être brûlé, la Renaissance c'est aussi la traduction en langue vulgaire des textes religieux comme la Bible, et la rupture du monolithisme chrétien avec la Réforme.

Ce sont les révolutions industrielles et politiques du XVIIIe siècle voient l'advenue d'un nouveau modèle des relations humaines qui, fondé sur les “droits de l'homme” va lentement tenter de se constituer en loi universelle. Dans les trois cas, nous avons assisté à une crise des anciens systèmes de symbolisation, et nous avons constaté un “retard” de la représentation par rapport à l'émergence de la nouveauté.

Par exemple, les hommes de la Révolution française tentaient de se costumer en romains pour être à la hauteur de l'impossible représentation de l'événement qu'ils vivaient. Les conquérants européens de la future Amérique, devant la beauté incroyable de Mexico, la décrivent avec des expressions issues des “merveilles” qui emplissent les romans moyenâgeux.

Dans une certaine mesure on soutiendra que l'espace métafictionnel est l'indice d'un “retard” de la représentation par rapport à la réalité nouvelle, présente, sentie, mais encore impossible à maîtriser et qui requiert pour ce faire, un “retour” qui est dans une certaine mesure un recyclage des matériaux culturels antérieurs.

La métafiction semble avoir pour but de faire ressortir, — dégagée des formes anciennes sur lesquelles cependant elle s'appuie — un regard neuf sur la réalité, et indirectement, comme “à travers un miroir obscur”, sur d'une culture dont on se sert sans pouvoir l'assumer. Dans ce cas, on comprend que la science-fiction, qui a été le déversoir souvent naïf des espoirs fous nés de l'imagination devant les conquêtes de la réalité par le savoir — beau fantasme mégalomane — ait été un instrument privilégié pour Ballard.

La modernité (au sens historique du terme) avait fini par se dire dans le cadre d'œuvres, que beaucoup d'auteurs ont définies, et par être théorisée en de nombreux discours. Elle date sans doute d'Apollinaire et de la rupture qu'inaugure pour lui la tour Eiffel avec le “monde ancien”.

Or la fin de ce “monde moderne”, les métamorphoses des “sociétés industrielles” nous laissent perplexes devant une béance qui est cause ou conséquence de la mort des “grands récits”. L'art métafictionnel des sociétés post-modernes se présente peut-être alors, à défaut d'une (encore ?) impossible suture de cette béance, comme une tentative — souvent réussie — de remise en jeu, ironique ou critique, ludique mais tragique, bouffonne mais profondément sérieuse des certitudes de la modernité. L'espace neuf ainsi créé, lieu de rencontre des désirs, des fantasmes et des débris d'anciens mythes reste à explorer, avant d'être lui aussi emporté par le flot de l'Histoire, ou la fin de notre “civilisation”. C'est à une série de cartes possibles dans le jeu que joue la réalité avec nos fantasmes que Ballard nous a permis d'avoir accès. C'est en ce sens que son itinéraire, bien que surprenant, demeure exemplaire.

Et pour quelques livres de plus…

Ajoutons ceci, qui permet peut-être une piste de lecture des mondes que la SF construit, en liaison plus ou moins consciente avec l'ensemble du mouvement des idées de son époque.

Il fut un temps, où la maxime de Cicéron, selon laquelle l'Histoire servait à éclairer le présent et en donnait le sens, était reçue comme parole d'Évangile. L'Histoire permettait seule de comprendre le présent, qui n'avait d'existence qu'en tant que recommencement du passé, à jamais aboli et supérieur, comme l'âge d'or. La SF s'est parfois coulée, curieusement, dans cette optique. Isaac Asimov a pu écrire sa somme : Fondation, en utilisant l'historien Gibbon et son ouvrage sur la chute de l'empire romain comme référence, mais en l'habillant de vêtements “futuristes” et en faisant intervenir la possibilité d'une “improbabilité” qui en a fait tout le sel et l'intérêt. Robert Heinlein, a écrit une “Histoire du futur” qui projette dans le futur les fantasmes d'une idéologie mercantile connue.

Mais la Révolution française est intervenue comme un événement imprévu, et a remis en question cette conception cicéronienne, par une radicalité qui l'a distinguée de la Révolution Anglaise.

Celle-ci avait abouti à une sorte de compromis entre l'aristocratie et la bourgeoisie, et donc avait intégré le mouvement dans des structures qui demeuraient fixes. La Révolution française a présenté deux postulations. Elle a voulu faire “table rase” du passé, par exemple en abolissant la semaine transformée en décade, l'origine du calendrier qui serait celui de l'an I de la Révolution et la distribution des mois de l'année, rebaptisés par Fabre d'Eglantine. Mais par ailleurs les acteurs de cette révolution totale se sont raccrochés au passé romain, se voulant Consuls, triumvirs et se vêtant de toges “merveilleuses”.

Cette fin du XVIIIe siècle a vu l'émergence de la première révolution industrielle, et l'avènement d'une nouvelle manière de gérer les rapports entre les hommes sous le nom de “démocratie”, alors, l'image de l'âge d'or bascule.

Jusque-là, cet “âge d'or” avait été situé dans le passé, et l'Histoire n'était que la trace des péripéties concernant la dégradation de cet âge d'or en âge d'argent, de bronze et de fer. Le Bonheur, comme le Paradis était considéré comme perdu dans les brumes des origines. Mais à partir du XVIIIe siècle, la notion de progrès s'installe, et l'avenir devient le lieu du possible. La lumière du progrès va guider la marche de l'humanité. Alors les Utopies prennent un rôle moteur, car elles servent à pré-construire ce futur en germe, puisque l'on pense l'avenir comme meilleur que le présent. Comme le dira Saint Just : « Le bonheur est une idée neuve en Europe ». Appuyées sur le développement de la révolution industrielle, les Utopies se multiplieront, dans une optique spéculative et/ou anticipatrice, puisque c'est maintenant à l'avenir d'éclairer le passé et non plus l'inverse. Comme le dit alors Marx : « C'est le cerveau de l'homme qui donne la clé du cerveau du singe et non l'inverse ».

On assistera à la naissance, à quelques années d'intervalle, de deux genres littéraires : le roman historique avec Walter Scott et ce qui deviendra la science-fiction avec en particulier Jules Verne puis H.G. Wells. Dans les deux cas, il s'agit d'une démarche propre à l'écriture : réécriture du passé par le roman historique, tableau de l'avenir par les anticipations. : Dans les deux cas cette écriture/ peinture se fait selon une optique qui valorise les idéologies du présent, cachées sous les masques du passé ou de l'avenir, car c'est maintenant le futur qui devient le lieu et le moyen d'éclairer le présent ou le passé. Cette idéologie du progrès va sous-tendre une bonne part de la production de SF, depuis Jules Verne jusque dans les années 1960.

Ces idéaux, ces utopies du progrès disparaîtront avec l'apparition, en Angleterre, où avait eu lieu la première révolution industrielle, de la notion du No future lancée par le mouvement punk.

Cette notion ne naît pas simplement du constat désabusé d'un groupe de rock marginal, les Sex Pistols, et elle ne se réduit pas à l'exhibition d'épingles dans les joues ou des injures comme textes de chansons. Elle illustre en réalité ce que Lyotard, puis d'autres, entendront par la catégorie du “post-moderne” liée à la mort des “grands récits”, des idéologies du progrès, et du sens de l'Histoire. La mort de ces idéologies commodes obligera à penser le présent de façon différente, puisqu'il n'y a plus de futur, et à tenter d'expérimenter d'autres voies pour tenter de retrouver du sens. C'est dans le cadre de ce “changement de paradigme conceptuel” qu'il est nécessaire de replacer les ambitions de New Worlds en général, et les textes de Ballard en particulier.

Car depuis les sixties, le progrès technique se découple vraiment du progrès social. Ce découplage a donné naissance aux mouvements écologiques et correspond aussi à l'extension industrielle de la production et de la consommation des drogues, ainsi qu'au développement de l'informatique et à la perspective d'un cybermonde. Dans tous les cas on tente de se détacher du “paysage technologique”, rêve fou d'une westciv (Aldiss) dépassée et dont, comme pour la conquête spatiale, on ne veut voir que ces déchets pollués et polluants que les héros de Ballard hantent dans leur errance somnambulique. Dans tous les cas, on s'en détache au profit des paysages intérieurs, ou des illusions que l'on se construit sur le passé idéalisé. Ces deux démarches sont le moyen de décrocher d'un futur aboli, comme du sens “progressiste” de l'Histoire, qui n'était qu'une illustration de la mainmise de l'impérialisme de la marchandise sur l'humanité — en attendant d'aller coloniser les étoiles — et que la SF antérieure illustrait.

Les paysages intérieurs de Ballard, et de la SF qui suit celle des années 60, constituent des sortes de bulles d'un présent hypertrophié, où se combinent à la manière des univers oniriques, des traces et des éléments des “restes diurnes” de l'Histoire. Aussi bien celle du passé que celle du futur. Le développement de la “Sword and Sorcery” en est un des signes, tout comme les plages de Vermillon Sands ou ceux de Salut l'Amérique.

La “Sword and Sorcery” demeure malgré tout du côté de l'échappée, “escapist”, avec la recherche un peu enfantine d'un en deçà de l'Histoire, où les notions de Bien et de Mal, d'Ordre et de Chaos seraient claires ou au moins lisibles. Mais déjà les récits chez Moorcock, et même dans la saga d'Elric le nécromancien sont situés dans un univers décadent c'est-à-dire en pleine confusion. Le monde où se bat Elric est un “multivers” où seules les formes extérieures de l'Ordre et du Chaos ancien subsistent. La réalité de cette décadence, chez les Dieux est également présente. C'est elle qui justifie ces alliances impensables entre ceux de l'Ordre et ceux du Chaos, qui en esthètes, s'amusent comme au spectacle, devant les efforts des hommes à survivre et rient devant leur quête absurde de compréhension.

Les textes de Ballard, par contre, même les plus oniriques, gardent une dimension de critique et de révolte qu'il serait vain de négliger. Si le monde de Vermillon Sands et celui d'Elric se ressemblent en tant qu'univers décadents, Ballard fait confiance aux inventions de l'art plus qu'à une épée mangeuse d'âmes. Par la suite, les univers de fin de monde comme les Ultimes plages présentent une méditation effective sur les réalités mythiques et symboliques de notre présent. Enfin, les romans de la vie moderne, comme les textes de Fièvre guerrière marquent une persistance de ce qu'on pourrait appeler un engagement d'artiste dans la création de nouvelles conceptions de la réalité, aussi bien artistique que sociale.

Notes

[1]  Rappelons que la littérature de SF ne relève pas “en soi” de la paralittérature. Comme pour tout genre littéraire, et selon la loi de Sturgeon : 99 % de ce qui se publie en SF est nul (et donc pourrait relever de la paralittérature) Mais 99 % de ce qui se publie ailleurs aussi est nul et relève donc aussi du paralittéraire. Pour la notion de paralittérature voir BOYER (AM) La paralittérature in Que sais je ? Nº 2673.

[2]  Bien que ce ne soit pas une excuse, je ne serai pas le premier. Voir par exemple Larry MAC CAFFREY ed. Storming the Reality Studio : A Casebook of Cyberpunk and Postmodern Science fiction. London. Durham. N.C. Duke. UP 1991

[3]  ECO (Umberto) Apostille au nom de la rose. Biblio Essais. 1987, p. 73.

[4]  LYOTARD (Jean François) La condition post-moderne Ed de Minuit. 1979 p. 7.

[5]  idem p. 11.

[6]  idem p. 7 « En simplifiant, on tient pour post-moderne l'incrédulité à l'égard des métarécits ».

[7]  VEYNE (Paul) Comment on écrit l'Histoire. Seuil. 1971.

[8]  DICK (P.K.) Entretien avec P.K. Dick in Regards sur P.K. Dick ; Encrage 1992

Ulysse était archi obligatoire, Finnegans Wake était optionnel, mais il était important d'avoir essayé” p. 83.

[9] WATSON (Ian) : “Ballard invokes for Beckett, Kobo Abe and W Golding”, in : Foundation 7-8, 1975.

PRINGLE (David) : “the enthusiastic praise has come from outside the SF field too. Kingsley Amis, Graham Greene, Antony Burgess, W. Burroughs, […] Susan Sontag” (p. XI). in : J.G. Ballard: a primary and secondary bibliography. Boston: G.K. Hall, 1984.

[10] Prima Belladonna (1956) ; Les statues qui chantent (the singing statues, 1962) ou Le géant englouti (the drowned giant, 1965).

[11]  Voir en particulier le monde onirique et décadent de Vermillon Sands in Vermillon Sands Opta 1975, qui regroupe ses premiers textes.

[12]  BALLARD (JG) Introduction to Salvador Dali. N.Y. Ballantine. 1974.

[13] SAMUELSON (David) Visions of tomorrow : six journey from outer to inner space N.Y. Arno press. 1975.

[14] Ce n'est pas tout à fait un hasard si Baudrillard a préfacé le roman Crash.

[15] WATSON (Ian) “For Ballard, the concept of the technological environment as representing a set of coded messages which are “read” by the participant” Foundation Nº 5 ; p. 56.

[16]  On reconnaît ici une problématique proche de celle de Georges Perec dans Les choses. 1960.

[17]  BALLARD L'homme subliminal (The subliminal man) in : New Worlds (1963) l'homme saturé (the overloaded man) in : New Worlds (1961)

MAC LUHAN (M) War and peace in the global village. N.Y. 1968.

BURROUGHS (W) La guérilla électronique. Champ Libre. 1974.

[18] L'astronaute mort (the Dead astronaut) in : Univers 02, J'ai Lu ; 1968. Souvenir de l'ère spatiale (Memories of the spatial age). Science et fiction nº 1 ; Denoël ; 1984.

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.