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Roger Bozzetto : écrits sur la Science-Fiction

Quelques auteurs choisis…

Adolfo Bioy Casares : le robinson d'un cosmos privé

Il n'est pas incongru d'analyser comme avatar robinsonnien le récit de l'invention de Morel [1]. Mais il est tentant de voir en ce texte l'échec ou la réussite (selon) d'un projet fou où le désir est en jeu, qui consiste à tenter de donner une solution technique pour pallier l'échec d'une relation amoureuse, ce que Lester Del Rey à sa manière a réussi avec Helen O'Loy Certes, ici, le héros-narrateur n'est pas un vrai naufragé, et les solutions techniques ne sont pas données comme appartenant au monde de référence du narrateur. De plus, à la différence de celle de Robinson l'île n'est pas toujours déserte. Il ne la cultive pas, et loin de rechercher un profit matériel, il se détruit, s'insinuant, par effraction, dans une histoire d'amour impossible. Toute vie humaine disparaît à nouveau sur l'île, n'y laissant en activité que des machines à illusion et un manuscrit. La vitalité d'une situation narrative se révèle quand elle permet la création de récits nouveaux, qui ne soient pas des clones du “père des récits” — pour employer une expression d'Italo Calvino —, et qui est ici le Robinson de Defoe. Quel qu'en soit le développement nous avons bien affaire ici au récit de la rencontre d'un personnage avec une île, c'est-à-dire à la matrice de tous les récits de ce type. Ce pourrait d'ailleurs être une autre planète, d'autres lois, et des machineries incompréhensibles laissées par une race antérieure. Nous sommes bien dans un univers de SF. Et l'objet de l'ouvrage est bien de nous confronter d'une part à l'altérité, d'autre part à un stratagème qui confine à la démence pour tenter de répondre à l'incommunicable de la passion, par des moyens scientifiques. Cependant la lecture première est celle d'un avatar de la robinsonnade. Mais ce n'est ni la seule ni la plus intéressante.

La figure du robinson a, elle-même, une préhistoire [2]. De plus les traitements modernes qui en exploitent les multiples possibilités sont légion [3]. Chaque époque a donc utilisé à sa manière les aspects de ces situations, qui prenaient leur source dans la réalité empirique — celle des voyages maritimes — pour construire des récits où se lisent souvent ses préoccupations, ou ses représentations idéologiques.

L'aventure du naufrage a pendant longtemps relevé de la vie réelle et risquée des matelots et des marchands parcourant toutes les mers du globe, depuis les Phéniciens jusqu'à naguère. L'atterrage d'un marin naufragé sur une plage en est l'issue la plus heureuse. Cette arrivée du naufragé se présente de manière différente selon qu'il aborde un continent ou une île. L'île est en effet un lieu ambigu : elle représente à la fois la terre comme limite et l'océan comme seul horizon. Le continent laisse imaginer la rencontre d'autres hommes, le retour à la civilisation. C'est ainsi que le chante Homère, montrant Ulysse épuisé sur le rivage et y trouvant Nausicaa qui l'emmène au palais de son père, où il fera le récit de ses multiples aventures [4]. Pour ce qui regarde les îles, rien n'est moins sûr : elle peut se révéler déserte, ou receler des monstres. Déserte, et c'est le drame — ou peuplée de monstres, et c'est l'horreur [5]. Dans l'Invention de Morel, le narrateur affronte l'impensable, puis s'y englue, après l'avoir en vain maîtrisé.

Cette situation de la rencontre entre le naufragé et l'île, répétée dans de nombreux récits, se constituera en un thème littéraire, dont la constellation de signifiants comprendra la mer, le naufrage, la rencontre de l'île, sa conquête éventuelle, et son appropriation selon diverses modalités. On se souvient des nombreuses ruses de Sinbad pour chaque fois quitter l'île et s'en retourner riche de récits et de trésors. On n'a pas oublié la magie de Prospero, qui dépouille Caliban et sa mère de l'île où ils régnaient [6].

Cependant, au XVIIIe siècle, avec la création du personnage de Robinson, un développement neuf est donné à ce thème qui devient même le moteur d'un type de récit particulier : la robinsonnade. Le voleur des trésors monstrueux se transforme en un propriétaire terrien, qui finira par affermer son domaine. On ne compte plus les diverses moutures de ces robinsonnades, ni même leurs parodies. Ainsi la Suzanne de Giraudoux, qui se moque de peu d'imagination de Robinson : pourquoi travaille-t-il durement à faire pousser du blé européen au lieu de manger les bananes qui mûrissent au-dessus de sa tête [7] ?

La littérature d'aventures et de voyages, réels ou imaginaires a largement exploité de façon à l'orienter — d'un point de vue pédagogique comme chez Jules Verne, ou métaphysique chez William Golding — les divers jeux des signifiants de ce riche complexe thématique. Parfois en supprimant certains éléments, comme la solitude du rescapé, — en naufrageant une famille ou des groupes, — parfois en y ajoutant de curieuses variantes comme Wells avec L'île du docteur Moreau [8]. Là, le narrateur, Prendick, est abandonné après un naufrage, sur une île qui n'a été déserte qu'un temps, avant que le docteur Moreau, devenu un paria de la science officielle, ne la transforme en “station biologique” pour ses expériences. Il en va de même dans L'invention de Morel, où un exilé volontaire et sans nom va se trouver amené, comme Prendick, à découvrir les mystères d'une île, à la fois déserte puis soudainement peuplée. Une île hantée, non par des sauvages occasionnels qu'il pourrait “civiliser”, comme Vendredi dans Les aventures de Robinson Crusoë [9], ni d'“humaninaux” comme chez Wells, mais de quelque chose de plus extraordinaire, qui pousse le héros, comme le lecteur, à explorer les frontières d'un monde du simulacre. Quelle lecture peut-on proposer de ce récit qui donne lieu à une relecture technologique de l'histoire d'Orphée et d'Euridyce dans le cadre d'une robinsonnade ?

Nous envisagerons L'invention de Morel dans la lignée d'une apparente robinsonnade, où se manifeste une réalité hallucinatoire, qui amène le narrateur à considérer ce lieu comme un enfer virtuel qu'il choisit pourtant.

Une robinsonnade apparente

L'île où le narrateur, dont nous ignorerons toujours le nom aboutit, est curieuse [10]. On ignore s'il s'agit de l'île polynésienne de Villings dont le marchand Ombrellieri lui a parlé à Calcutta ? Le narrateur y est arrivé, en effet en canot, à la rame, et avec une boussole — dont il ne sait pas se servir (p. 41). Cependant, il aborde à une île non pas déserte, mais désertée, et où ont s'élèvent trois bâtiments : un “musée”, une chapelle et une piscine. Cette île, qu'il aborde « visité d'hallucinations » (p. 41) en abandonnant son canot, échoué dans les sables de la côte Est, se révèle être d'abord pour lui, comme pour tout naufragé, comme un précaire refuge.

À son arrivée, pensant l'endroit désert, il s'installe dans le bâtiment du musée, situé dans la partie haute de l'île posant « le lit près de la piscine » (p. 31), dont il vide l'eau et déblaie les poissons morts de l'aquarium (p. 47). Il commence par se nourrir des provisions qui restaient dans le garde manger du musée. « J'ai préparé un pain immangeable. Bientôt je mangeai la farine en poudre à même le sac » (p. 61). Petit à petit, il se crée une vie aussi réglée que celle de Robinson, et dont on ignore combien de temps elle dure ainsi.

Plus tard, pensant être poursuivi par des intrus, il s'enfuit dans la partie basse, se fabrique un lit avec des branchages et se terre « parmi les plantes aquatiques », en un endroit qu'à marée haute les eaux recouvrent. Il y survit « exaspéré par les moustiques, avec la mer ou des ruisseaux boueux, jusqu'à la ceinture » (p. 31) Pour n'être pas submergé par les marées montantes, il est obligé de fabriquer, comme Robinson, un calendrier : « des encoches dans les arbres me servent à compter les jours » (p. 39). Son journal, qu'il parvient à tenir présente à la fois des annotations pratiques « en quinze jours, trois inondations » (p. 61) et de curieuses révélations : « La végétation est abondante. Des plantes, des pâturages, des fleurs — de printemps, d'été, d'automne, d'hiver — se succèdent à la hâte… les arbres sont malades… la pression des doigts les défait et il reste dans la main une sciure poisseuse » (p. 41)

Sur cette île désertée, il vit donc en naufragé, dans cet « été précoce » (p. 31) un peu comme le héros de Defoe — bien que « sans outils » (p. 37) et ordonnant sa vie en fonction des taches quotidiennes. Il est occupé à survivre « j'ai beaucoup de travail. l'endroit est capable de tuer l'insulaire le plus habile » (p. 37). Il n'y cultive pas la terre, et se nourrit de racines qu'il apprend à reconnaître (p. 63) — ce qui ne lui évite pas d'en absorber d'hallucinogènes (p. 115). Avec ingéniosité il confectionne des pièges pour attraper des oiseaux qu'il consomme crus (p. 63) et se présente, consacrant ses après-midi à « la chasse ». Ses journées affairées : « Que d'occupations sur une île déserte ! » (p. 33). Il trace alors de lui un portrait peu séduisant « envahi de saleté, de cheveux et d'une barbe que je ne puis extirper » (p. 59)

Comme Robinson, il nous fait vivre la réalité physique, géographique, la toponymie et même l'architecture de l'île et des bâtiments construits. Il le fait dans le cadre d'une exploration dont il nous fait partager les découvertes. Il nous montre ces bâtiments en « pierres de taille » (p. 33) La chapelle « caisse oblongue », la piscine « qui s'emplit inévitablement de vipères ». Il fait visiter le musée « vaste édifice à trois étages. il y a là un hall, aux bibliothèques inépuisables et incomplètes. Dans le hall les murs sont de marbre rose. la salle à manger a environ seize mètres sur douze. le sol du salon rond est un aquarium. les pièces d'habitation sont modernes, somptueuses. Il y a quinze appartements » (p. 43-47). Et dans cette bibliothèque, un livre, Le moulin Perse, seul ouvrage non romanesque qu'étudie le narrateur, qui fréquente aussi les pièces de la machinerie, où de curieux engins sont placés dans une pièce aux murs de porcelaine bleue.

Ce qui entraîne une différence d'avec le récit canonique de la robinsonnade, c'est la présence insolite des bâtiments déserts, mais plus encore les sortes d'hallucinations visuelles, qui lui montrent la présence d'intrus sur l'île qui semblent vivre dans un monde aux lois différentes.

Une réalité hallucinatoire ?

Alors qu'il s'est installé dans sa routine se produit en effet un « hostile miracle » (p. 31). Soudain, et sans que rien ne l'ait laissé prévoir, « en un instant » (p. 35) le lieu est envahi de singuliers intrus. Leur présence incompréhensible l'oblige à une fuite vers le bas de l'île, où il se cache — craignant que la police, qui le recherche l'ait repéré. Cependant, en épiant les nouveaux venus, il remarque qu'ils se conduisent comme des gens en vacance comme à Los Teques ou à Marienbad [11], et non comme des policiers. Il soupçonne pendant un temps une ruse : ils seraient des membres d'un complot visant à le faire sortir de sa cachette pour le capturer et le livrer à la justice. Plus tard il les verra comme des « fantômes » ou des « êtres d'une autre planète ».

Espion, voyeur, gibier et chasseur, le narrateur va tenter de comprendre le secret de ces apparitions, et de leurs brusques disparitions, aimanté qu'il est, de plus, par l'amour et la jalousie. L'amour : il a en effet fini par saisir le nom, Faustine, de l'une de femmes, dont la présence et la sensualité s'imposent à lui bien qu'elle demeure totalement indifférente à son égard. La jalousie : il craint de la voir aimer un autre homme, le « faux tennisman barbu » (p. 59) qui se révélera être Morel, l'inventeur, dont le narrateur découvrira les secrets et qu'il utilisera à ses propres fins. Nous avons donc là tous les ingrédients d'un roman d'aventures en un lieu isolé, l'île du bout du monde où le narrateur a fini par aboutir après des aventures maritimes et autres, des bizarreries, une histoire d'amour impossible, une rivalité, la résolution d'une énigme qui aboutit à un mystère plus grand encore.

Les intrus, en effet, envahissent l'île sans qu'aucun bateau ait été entendu ni « aucun avion, aucun dirigeable » (p. 35). De plus ils semblent décalés : « Habillés de vêtements semblables à ceux qui se portaient il y a quelques années » (p. 35), ils sont apparus soudainement dans l'île, où ils « se promènent… se baignent dans la piscine comme des estivants » (p. 35). Ils vont même jusqu'à danser « dans les broussailles riches en vipères » au son de Valencia et de Tea for two (p. 35). Et ils ne font aucune attention à lui. Un homme, à qui le narrateur s'adresse en interrompant la conversation qu'il tient avec une femme, ne le remarque pas, même quand il le traite de « femme à barbe » (p. 113).

Le narrateur tente pourtant de communiquer avec celle dont il est tombé amoureux, Faustine — que semble courtiser Morel. Il le fait à l'aide d'un bouquet de fleurs constituant un tableau enrichi d'une déclaration. Mais ni Morel ni Faustine ne remarquent quoi que ce soit. Il interprète cette absence de reconnaissance pour une marque d'indifférence ou de mépris, non seulement de la part de Faustine, mais aussi des autres. Car si le narrateur entend ce que se disent les intrus, ceux-ci semblent ne pas s'apercevoir de sa présence, ne l'entendent pas, au point qu'il a l'impression d'être devenu invisible (p. 103) et comme inexistant (p. 121). Il finit par se raisonner et remarquer que cette éventuelle invisibilité n'est pas totale : « Objection : je ne suis pas invisible pour les oiseaux, les lézards, les rats, les moustiques » (p. 141)

Cet espionnage, ce voyeurisme même, car les deux aspects se confondent rapidement, devient obsessionnel. C'est d'abord un effort pour comprendre les apparents miracles que sont les apparitions et les disparitions des personnages, et qui se produisent d'un seul coup. Mais c'est aussi, parallèlement une enquête jalouse sur les relations que Faustine et Morel peuvent entretenir. Le narrateur va jusqu'à épier si leurs pieds se touchent sous la table de jeu (p. 127), ou si Faustine dort seule.

Puis, comme dans le texte de Wells, où le docteur Moreau finit par expliquer à Prendick les raisons et les moyens de son expérience biologique, nous assistons — par le regard du narrateur — à une longue scène. Morel [12] fait part à ses invités du droit qu'il s'est donné de les holographier, les transformer en images solides et tridimensionnelles, sortes d'hologrammes épais. Le vécu de cette semaine paradisiaque qu'ils passent sur l'île y sera éternellement revécu par eux comme dans un film pris dans un montage en boucle. La conséquence perverse de cette “holographie” d'une semaine de vie répétée éternellement, c'est une d'irradiation qui entraîne leur mort après une maladie horrible. D'ailleurs leurs cadavres ont été trouvés sur le bateau, coulé par un croiseur japonais, et dont il a été question auparavant, lorsqu'Ombrellieri a conseillé au narrateur de s'exiler sur cette île perdue où on ne le rechercherait pas. Le mystère des apparitions dévoilé, le nouveau Robinson va tenter de forcer les portes de cette autre dimension de l'île afin de s'y insinuer, et y vivre auprès de Faustine un amour impossible.

La quête du Paradis

Morel donne les raisons de l'expérience, il n'a pas été poussé uniquement pour des raisons scientifiques ; en fait, elle dérive d'une « fantaisie sentimentale » (p. 181). Ayant échoué à se faire aimer de « l'inaccessible Faustine » (p. 269), il n'a plus « le courage nécessaire pour affronter la vie » (p. 181). N'ayant pu s'en faire aimer, se refusant à l'enlever, il a conçu ce subterfuge, afin de la rencontrer éternellement, et de revivre ici les moments de joie et de souffrance mêlées que lui procure sa présence, dans le cadre de ce qui est conçu par lui comme un « paradis privé » (205). Suivant les traces de Morel, et pour des raisons identiques, le narrateur va apprendre à maîtriser les moyens techniques qui ont rendu possible cette expérience. Il nous fait entrer ainsi dans une variante technologique de l'histoire d'amour entre Orphée et Euridyce.

Le narrateur, en effet, a fini par comprendre que la pseudo-vie des personnages relevait d'une sorte de superposition de leur monde révolu à la réalité physique de l'île où il se situe en tant que naufragé et solitaire. Mais, bien qu'il soit conscient de l'impossibilité de rencontrer Faustine dans la dimension holographique où celle-ci perdure en image, ou même de se faire connaître d'elle — fût-ce dans cette pseudo-vie imaginaire que les ectoplasmes des convives répètent mécaniquement— il espère l'approcher. Et ceci bien qu'il ait compris que Faustine est morte, qu'il ne reste d'elle qu'un fantôme, dont il demeure néanmoins follement amoureux.

« Vivre dans une île habitée par des fantômes artificiels était le plus insupportable des cauchemars ; être amoureux d'une de ces images était pire qu'être amoureux d'un fantôme » (p. 203).

Ayant compris l'innocuité de ces “intrus”, il quitte la partie basse et se réinstalle dans le “musée”, à la place de Morel. Il va suivre Faustine dans ses évolutions, pendant une vingtaine de jours, épiant ses gestes, ses paroles, pour savoir si Morel et elle avaient été amants, et afin de calmer sa jalousie (p. 223) : « il n'y a aucune preuve décisive que Faustine éprouve de l'amour pour Morel » (p. 225). Il va même jusqu'à dormir à ses côtés, lui dans sa réalité, elle dans son univers holographique : « les autres nuits, je les passe le long du lit de Faustine, par terre, sur une natte. alors qu'elle reste étrangère à cette habitude de dormir ensemble que nous sommes en train de prendre » (p. 215).

Mais cette cohabitation ne lui suffit plus. Puisqu'il ne peut vivre sans l'image de Faustine, il va se mettre en position de s'insérer par effraction dans son intimité, et ce pour l'éternité, avec pour seul but « le destin tout séraphique de la contempler » (p. 269). Ce qu'il fera en s'introduisant, comme un raccord, dans la semaine immortelle qu'avait conçue Morel. Cela va impliquer une maîtrise des engins d'enregistrement, des expériences — parfois douloureuses et involontaires comme celle de sa main, enregistrée par l'appareil, et qui devient rapidement irritée, dont la peau boursoufle et les ongles tombent — ainsi que de multiples répétitions : « une laborieuse préparation » (p. 271). Comme au théâtre, ou au cinéma, il se confronte à un problème de montage, afin de s'intercaler dans la vie fantomatique de Faustine, sans en rompre la vraisemblance des séquences déjà enregistrées : « On dirait que Faustine me répond » (p. 271) et alors « la joie de contempler Faustine sera l'élément où je vivrai pour l'éternité » (p. 273).

Un paradis ou un enfer ?

On notera que ce paradis artificiel, ainsi construit à base d'images et immatériel — sauf à se référer aux machines mues par la marée — est à l'opposé de l'île de Robinson, représentée dans sa solide matérialité. Pour Defoe, les choses existent pleinement, le travail et la présence divine donnent sens à la vie des hommes. Bêche ou fusil dans une main, Bible dans l'autre : le sens relève de l'évidence. Évidence des choses, évidence de la parole divine. Robinson est placé au début de l'envol des impérialismes et des colonialismes : il en figure à la fois l'élan, la bonne conscience et l'optimisme qui en résulte.

Dans L'Invention de Morel, le narrateur, ici n'est ni un marin, ni un paysan, et il est un piètre chasseur. Pourquoi est-il recherché ? On l'ignore. Pourquoi son évasion d'une prison sud-américaine ? On n'en connaît pas les raisons. Cependant ses lectures, comme ses projets le situent plutôt comme un intellectuel. Compte tenu de son intérêt pour Malthus, et des recherches que « mon procès avait interrompues » (p. 45) on peut même penser à un intellectuel “révolutionnaire” [13]. Bien qu'il ne soit pas un manuel, il est loin d'être maladroit. Poussé par le désir, il se familiarise avec les instruments de Morel et finit par en maîtriser la technique, comme Robinson avait maîtrisé les techniques de survie, de chasse et des travaux de la ferme. Cela dit le parallèle s'arrête là. Robinson inaugure l'ère de la mainmise sur le monde, et illustrant la parole cartésienne devient « maître et possesseur de la nature » sauvage de l'île. Ce faisant il la rattache par son mode de travail à la civilisation occidentale de l'époque. Par contre si le narrateur maîtrise les outils de production des images, il ne s'en sert que pour se dissoudre dans un monde virtuel. Par L'invention de Morel nous entrons peut-être dans ce qu'on peut nommer “l'ère du faux” [14]. Mais c'est pour le narrateur la seule manière d'élaborer une situation moins pire que l'absence totale d'espérance d'un quelconque avenir et de proximité avec l'objet de son amour.

S'il s'agit bien d'une variante technologique de l'histoire d'Orphée et d'Euridyce, la causalité en est inversée. Orphée aime Euridyce avant qu'elle meure et tente de la sauver des Enfers. Ici, c'est l'inverse : Faustine est morte bien avant que le narrateur ne la rencontre sous forme d'image. C'est d'une image de morte qu'il tombe amoureux, et il tente de la retrouver dans ce qu'il n'imagine même pas être un paradis. On se trouve ici devant une illustration anticipée de ce que Baudrillard nomme à propos du fonctionnement idéologique à notre époque, “la précession des simulacres” [15].

De plus, entre le monde de Robinson et celui du narrateur la réalité socio-symbolique, comme les objets de désir ont changé. Certes dans les deux cas, la recherche de la survie est primordiale et, sur ce plan, ils se rejoignent, mais la suite marque de quelque différence.

Au plan de la communication d'abord. Vendredi survient, chez Robinson, aussi inopinément que les intrus dans l'île, mais sa compagnie n'est pas frustrante, et Robinson arrive à établir avec lui des liens solides, et une communication réelle. Il lui apprend sa langue de maître, il le plie à ses coutumes.

Le narrateur, dans le texte de Bioy Casares, ne peut établir la moindre communication avec les Vendredis virtuels qui sont superposés, avec leur pseudo-vie, à sa réalité. Il ne peut non plus atteindre, par des signes tracés ou des paroles, celle qu'il contemple et qui est à la fois extrêmement proche et infiniment hors de toute atteinte.

Pour Robinson, l'objet de son désir est du côté de l'avoir, cela se manifeste par la production et l'accumulation de biens matériels — au-delà du raisonnable, quand on voit les immenses provisions qu'il accumule. Il manifeste son pouvoir par le type de communication qu'il impose, à son esclave et plus tard à ses fermiers.

Pour le narrateur, l'objet du désir est une illusion. celle d'une femme, morte, dont l'image continue imperturbablement de recommencer une semaine de vacances. Le seul pouvoir qu'il ait, vise à sa propre transformation en simulacre, dans une situation de leurre. Certes il s'introduit dans les séquences où l'image de Faustine perdure, il s'interpose entre elle et Morel. Mais il sera le seul à savoir qu'il s'y trouve, les autres hologrammes ne pouvant s'en apercevoir. La seule personne qui pourrait croire à une relation quelconque entre Faustine et lui, serait un spectateur extérieur, par ailleurs requis. Ou encore, pour ce texte, un lecteur.

Des marchands d'illusion ?

On pourrait souligner que dans les deux cas, il s'agit d'illusions, mais qu'elles n'ont pas la même forme, ni la même portée. Robinson incarne l'idéal d'un homme dans le cadre d'une civilisation particulière, à une étape de son développement. Mais par la grâce de ce récit, toute signification historique en est évacuée à cause de l'universalisation des valeurs ainsi incarnées. C'est ainsi qu'il a été lu, entre autres par J.-J. Rousseau, qui en fait le seul livre que doit connaître Émile pour son éducation [16]. En d'autres termes, le personnage de Robinson est un “héros positif” qui adhère totalement à l'idéologie de son époque, et dans une certaine mesure la conforte dans son optimisme.

Qu'en est-il de l'ouvrage de Bioy Casares ? On peut certes, comme le fait Borges dans sa préface, ne voir là que la réussite d'une intrigue de roman d'aventure parfaitement réalisée :

« Casares résout avec bonheur un problème… difficile. Il déploie une odyssée de prodiges qui ne paraissent admettre d'autre clef que l'hallucination ou le symbole puis il les explique pleinement par un postulat… qui n'est pas surnaturel » [17].

Mais, comme devant le texte de Defoe, on peut s'interroger sur le choix fait de la représentation singulière des choses, des gens, des simulacres, et de leurs interactions qui constituent la trame de ce texte.

Que signifie cette superposition des images de mort(e)s aux réalités de la vie, et quel sens donner à la solution choisie par le héros, de préférer le monde de la mort et de l'illusoire à celui de la vie ? Quelles valeurs défend un personnage qui choisit l'illusion, le leurre et la simulation, plutôt que la dure réalité ? Qui se laisse entraîner dans le monde des simulacres, pour s'y assumer en tant qu'être, et paradoxalement n'accède à l'être que par la réalité de sa mort et ne peut atteindre à l'authenticité de l'amour que par le simulacre.

Il va donc préférer une survie illusoire à une vie dans la dure quotidienneté, comme un écrivain qui accepterait de n'avoir de lecteurs que dans un futur improbable. Est-ce le seul choix possible, dans le monde argentin des années 1940 pour un intellectuel ? Pour un écrivain ?

Le rapport entre la position du narrateur sur l'île et l'auteur n'est pas arbitraire : la fiction comme l'île, est un espace autonome, présenté ici comme coupé de toute réalité, et ne pouvant déboucher que sur la prison ou la mort. Ce n'était pas le cas pour Robinson, qui devient écrivain et livre à un public universel le récit de ses aventures après avoir regagné la mère patrie [18].

Il ne demeurera sur l'île sans nom qu'un récit anonyme qu'un éditeur condescendant et inconnu, mais sans illusions, va publier. Il reste pour les lecteurs un texte énigmatique, d'une criante modernité/actualité, qui par son artifice même — dont la mise en scène éblouit et fascine. Cette fascination devant la virtuosité stylistique ne doit pas nous empêcher de saisir qu'il s'agit là d'une voie oblique pour interroger plus avant, par-delà les robinsonnades, la figure, devenue mythique, de Robinson, et plus encore le statut de la fiction. surtout s'il s'agit comme ici, de science-fiction.

Notes

[1] BIOY CASARES (Adolfo). L'invention de Morel (La invención de Morel. 1940) Livre de Poche : Les Langues Modernes/Bilingue. nº 8710, 1989. Sauf indication contraire le lieu d'édition est Paris.

[2] GAIGNEBET (Claude). "Les éphémérides de Crusocronos en Atlantide" in Robinson. Autrement, 1996.

[3] GREEN (Martin). The Robinson Crusoe Story. Pensylvania State UP.1990.

[4] Certes, les Phéaciens vivent sur une île, mais rien ou presque dans le récit homérique ne s'y réfère. Il est surtout question de la cité, ou du palais d'Alkinoos.

[5] Louis MARIN cité par MIQUEL (A). La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du xie siècle. Mouton. 1975 p. 485.

[6] SHAKESPEARE (William). The Tempest (1611).

[7] GIRAUDOUX (Jean). Suzanne et le Pacifique (1921) La Pléiade. Gallimard. 1990.

[8] VERNE (Jules). L'école des Robinsons (1882) ; GOLDING (William). Lord of the Flies (1954) ; WELLS (H.G.). The Island of Doctor Moreau (1896).

[9] DEFOE (Daniel). Les aventures de Robinson Crusoë. 1719.

[10] A la différence de Robinson, il ne lui donnera pas de nom.

[11] A la sortie du film de Resnais : L'année dernière à Marienbad (1961) sur un scénario d'Alain Robbe-Grillet, et connaissant l'intérêt de celui-ci pour l'ouvrage de Bioy Casares (à qui il a consacré un compte rendu dans le nº 69 de la revue Critique (fév. 1953), Les Cahiers du cinéma (sept. 1961) ont signalé le lien qui se faisait jour entreles deux œuvres.

[12] Le lien entre les noms de Moreau et de Morel n'a pas pas été voulu par Bioy Casares, mais, il a été signalé par J.L. Borges dans la préface qu'il a écrite pour ce récit lors de sa parution.

[13] Néanmoins, le fait qu'il soit aidé par la mafia pour fuir de la Nouvelle Guinée est troublant.

[14] L'Ère du faux. Autrement, janvier 1986.
Voir aussi ECO (Umberto). La guerre du faux. Grasset, 1985.

[15] BAUDRILLARD (Jean). Simulacres et simulations. Galilée, 1981.

« C'est désormais la carte qui précède le territoire — précession des simulacres — c'est elle qui engendre le territoire… Les simulateurs actuels tentent de faire coïncider le réel, tout le réel, avec leurs modèles de simulation » p. 10.

[16] Robinson Crusoë est encore présenté comme un roman de simples aventures, pour enfants et adolescents. Une mouture narrative du Manuel des Castor Junior.

[17] BORGES (Jorge-Luis). Le livre des préfaces. Gallimard, 1980, p. 31.

[18] LAFON (Michel). "Extranéité et étrangeté dans l'œuvre de Adolfo Bioy Casares" in l'Étranger dans la littérature fantastique, Les cahiers du GERF nº 4, 1992, p. 61-70

Les références bibliographiques sont sous la seule responsabilité de Roger Bozzetto ; celles qui ont été vérifiées par Quarante-Deux sont repérées par un astérisque.